Le contexte incertain dans lequel baigne la French Tech depuis deux ans ne semble pas avoir été un frein majeur au financement de l’écosystème. D’après les données analysées par Maddyness (recensement des levées de fonds annoncées par l’écosystème français ces 12 derniers mois), les entreprises innovantes de 10 ans ou moins ont amassé la somme record de 13,17 milliards d’euros. C’est 3 milliards de plus qu’en 2021 et 225% de plus qu’en 2020 pendant la crise sanitaire (4,3 milliards d’euros). Le niveau des investissements n’a jamais été aussi haut dans l’Hexagone, ce qui tend à s’expliquer par un double phénomène : une course aux licornes tricolores qui se concrétise, ainsi qu’une volonté exprimée par les investisseurs de soutenir des projets stratégiques pour l’avenir.
À relire : les récapitulatifs des levées de fonds depuis 2016 :
- 2016 : Nouveau record pour les startups françaises avec plus de 2 milliards d’euros levés en 2016
- 2017 : 2,3 milliards d’euros levés en 2017, les startups françaises sur la voie de la maturité
- 2018 : 3,2 milliards d’euros levés en 2018, le ticket moyen atteint des sommets
- 2019 : 4,5 milliards d’euros levés en 2019, l’année de tous les records
- 2020 : 4,3 milliards d’euros levés en 2020, une année très contrastée
- 2021 : 10 milliards d’euros levés en 2021, l’année tant attendue par l’écosystème tech
Une course aux licornes bien amorcée
En 2017, la France ne comptait que trois licornes à son actif, ces startups dépassant le milliard d’euros de valorisation. Mais depuis sa première investiture, Emmanuel Macron a promis de faire de la French Tech un terrain propice à la prolifération de scale-up et les années suivantes semblent lui avoir donné raison.
En décembre dernier, la fintech Younited a bouclé un tour de table de 60 millions d’euros, lui permettant de devenir la 28e startup à accéder au rang légendaire des licornes. Les politiques de soutien public à l’écosystème tech - notamment par le biais de Bpifrance, bras armé financier du gouvernement - ont porté leurs fruits et l’État ne souhaite pas s’en arrêter là.
Lors du dernier salon Vivatech en juin dernier, le président a fixé un nouvel objectif d’atteindre une centaine de licornes d’ici 2030, une condition qu’il juge indispensable pour espérer voir des géants européens du numérique s’imposer de manière durable sur la scène économique mondiale.
Naturellement, cette année, des licornes déjà établies - ou scale-up en voie de le devenir - ont mené des tours de table sans précédent : à l’image de Payfit (254M€), Qonto (486M€), Back Market (450M€), Ankorstore (250M€), Exotec (293M€), Doctolib (500M€), Alan (183M€), EcoVadis (479M€) ou encore Contentsquare (390M€) et Verkor (250M€). À elles seules, ces dix pépites ont réussi à capitaliser 3,53 milliards d'euros, un montant assez conséquent mais qui peut être nuancé comparé à l’année passée où les dix plus gros tours de table représentaient plus d’un tiers des fonds levés en 2021.
En effet, les fonds disponibles en VC ne sont pas uniquement réservés aux licornes et le nombre d’opérations en amorçage et série A a considérablement augmenté. En 2021, on en comptait 494 sur les 782 levées recensées tandis que cette année, 646 ont été recensées, soit 77% des opérations en 2022. De la même manière, le ticket médian a atteint cette année les 15,9 millions d’euros, soit une hausse de plus de 500% par rapport à 2021 (avec un ticket médian autour des 2,6 millions d’euros).
La perspective d’un financement via les VC, n’est plus assurée
Le nombre de tours de table est en hausse constante et les licornes ne seront pas les seules à attirer l’attention des investisseurs. Mais étant donné le contexte de refroidissement du marché du capital-risque, les conditions de financements devraient se durcir quelque temps.
" Nous sommes loin d'être sortis de la contraction des investissements ressentie pendant cette année 2022 ", insiste Xavier Lazarus, cofondateur du fonds d'investissement Elaia, qui estime par ailleurs que cette dynamique aurait même tendance à s’aggraver. " Nous avions déjà vécu une certaine disparition des grandes levées en début d'année et aujourd'hui cela touche progressivement les séries en early stage ". Les entrepreneurs devront donc prendre encore leur mal en patience pour voir un cycle de réajustement se manifester.
Les investisseurs sont davantage précautionneux dans le choix des projets qu'ils souhaitent soutenir et Stephen Walters, avocat associé au sein du cabinet parisien Jeantet, constate, par rapport à l'an passé, un rallongement des délais d'exécution ; entre le moment de prise de contact avec les investisseurs et la date de bouclage d'un tour de table. Les évaluations de faisabilité des projets prennent désormais plus de temps.
" Les fonds sont encore plus sélectifs qu’ils ne l'étaient et il est plus difficile de fixer le montant d’une valorisation " explique Stephen Walters. D’après lui, les multiples utilisés pour calculer la valorisation d’une entreprise ont été revus à la baisse depuis le début d’année ; la forte baisse des valeurs du Nasdaq ayant impacté les valorisations du non coté à tous les niveaux, en Europe et aux États-Unis. Il décrit un attrait plus fort pour les financements sous forme de dette ou d’obligations convertibles pour des sociétés ayant remarqué que la levée en equity n’est pas une option viable à ce moment dans le cycle.
Une simple affaire de cycle ?
Les prochains mois, les fonds d'investissement vont probablement être encore frileux, d’autant plus que " les marchés cotés, eux aussi, sont nerveux ", s'inquiète Xavier Lazarus, " et il est presque impossible de prédire comment les taux et l'inflation vont réagir tant que le conflit en Ukraine existe ". Explorer des alternatives de financement se présente donc comme une perspective logique pour pérenniser sa croissance - ou du moins assurer la survie de son activité.
D’après Stephen Walters, une préoccupation majeure des dirigeants qu'il accompagne est l’allongement des délais de paiement. " La gestion du cash est tendue pour bon nombre d’entreprises de la tech ", explique-t-il. " Celles qui ont recours à la dette se soucient également de la hausse des taux d'intérêt, qui ne semblent pas prêts de redescendre, avant au moins l'été prochain ". Évidemment, le contexte macroéconomique pèse sur la trésorerie et il est par conséquent plus difficile de se projeter sur l’avenir.
Pour Alexandre Berriche, cofondateur de Fleet, scout chez Sequoia Capital et business angel, il est certain que le bout du tunnel n’est pas encore perceptible mais il n’y a pour autant aucune raison que le premier semestre de l’année 2023 soit moins prolifique en termes de création d’entreprises. " C’est même au contraire une bonne période de conjoncture pour se lancer ", estime-t-il, avant de préciser que les dirigeants sont naturellement plus résilients et plus frugaux dans leurs dépenses.
Selon lui, l’Histoire se répète : la sortie de la crise financière de 2008 aurait engendré le même type de retombées économiques et l’assainissement du marché de la tech aurait permis la naissance de géants - comme Uber par exemple. " Ce contexte n’était pas si inattendu car les institutions bancaires comme la FED ont injecté trop de liquidités ", explique-t-il. " Ainsi, beaucoup d’actifs devaient être placés et les investisseurs ont eu trop tendance à privilégier les placements risqués comme dans la tech ".
La crise actuelle est selon lui une sorte de “stress test” qui permet de mesurer la capacité de résilience de la French Tech. " Il n’y a pas de raison que l’écosystème tricolore soit moins résistant que ceux des autres pays ", estime-t-il en rappelant à quel point il est " fier de voir que l’Europe a rattrapé son retard avec les États-Unis et que la France y est manifestement pour quelque chose ". Il félicite la progression de la French Tech depuis dix ans qui est notamment parvenue à dépasser l’Allemagne cette année en termes de valorisation de startups.
Ainsi, le contexte ne veut pas dire que le marché de la tech est à l’arrêt et les chiffres de cette année le confirment. Toutefois, l’effet d’assainissement pousse par exemple certaines scale-ups à profiter de cette période, pour lever de l’argent et prévoir l’acquisition de startups. Et à ce titre, les derniers chiffres de Pitchbook montrent bel et bien un regain d’intérêt pour les fusions et acquisitions, notamment au dernier semestre de l’année 2021.
À noter tout de même que l’étude dénote aussi une baisse progressive du nombre de M&A jusqu’à aujourd’hui, à cause - entre autres - de " la hausse des taux d'intérêt, l'inflation persistante et la perspective d'un ralentissement de la croissance économique constituant des défis pour la conclusion de transactions ", commente Pitchbook.
Un centralisme parisien persistant
La concentration des fonds en Ile-de-France reste forte : sur les 13 milliards levés par les startups cette année, près de 10 milliards ont été captés par des pépites dont le siège social se trouve autour de la capitale. Cela représente 75% des fonds, contre 81% recensés l’année passée. Sur le nombre d’opérations, 60% d’entre elles ont aussi été menées par des sociétés de la région au cours de ces douze derniers mois, c’est 1% de moins qu’en 2021. Il faut noter tout de même le fort potentiel de deux régions : les Hauts-de-France et l’Auvergne-Rhône-Alpes qui ont respectivement capté 843 et 728 millions d’euros en 2022.
La généralisation du travail à distance a permis d’accentuer la décentralisation des activités mais celle des capitaux ne semble pas encore actée. " La France est encore un pays très centralisé et l’écosystème tech reste concentré autour de Paris ", conclut Alexandre Berriche. " Les autres régions ne bénéficient pas encore pleinement de cette force en termes de ressources, de savoirs, d’expériences, de talents… "
Dans le classement sectoriel, les licornes mènent le bal
C’est encore une fois les licornes qui dictent quels secteurs arrivent en tête du classement. En première place, nous retrouvons les fintech avec un total de 1,77 milliard d’euros engrangés sur l’année 2022, soit 13 % des fonds levés au global. Et évidemment, la levée de 486 millions d’euros de la part de la licorne Qonto n’est pas passée inaperçue. À noter cependant que plus de 90 startups sont parvenues à capter des fonds dans ce secteur ; les autres secteurs ne comptant en moyenne que 20 à 60 acteurs au total. Signe que les résultats du secteur ne sont pas uniquement imputables à des startups déjà bien établies.
En seconde position, ce sont les ressources humaines qui ont gagné de l’ampleur, sans doute car les besoins du monde professionnel en la matière se sont amplifiés avec la crise sanitaire. Les startups en RH ont capitalisé 1,26 milliard d’euros dont 479 millions et 254 millions d’euros attribués respectivement aux licornes EcoVadis et Payfit. C’est ensuite la Medtech qui se hisse à la troisième place avec un total de 1,09 milliard d’euros, dont la moitié a été levée par Doctolib.
Les pépites de la Martech arrivent à la suite de ce classement avec 982 millions d’euros, notamment grâce aux tours de tables records de Contentsquare (390M€) et Sarbacane (110M€). Enfin, c’est le secteur de la mobilité qui a bénéficié d’un contexte favorable avec plus de 901 millions d’euros et cela s’explique notamment par un soutien de plus en plus fort aux innovations dans la mobilité électrique ; à l’image des tours de table de Zeplug (240M€) et Bump (180M€). Dans la même lignée, la Deeptech (760M€) est aussi concernée par cette nouvelle dynamique car des projets de méga-usines de batteries électriques attirent de plus en plus les investisseurs. La levée de 250 millions d’euros de la part de Verkor en est un exemple probant.
Si l’on s’intéresse maintenant au plus bas du classement, les titres de " lanternes rouges " sont décernés à la Legaltech (45,9M€), l’Edtech (69,3M€) et la Beautytech et Fashiontech (73,96M€). L’année dernière, l’Agritech faisait partie des lanternes rouges avec un total de 75,6 millions d’euros mais elle a connu en 2022 une croissance de près de 17 % avec un total de 446 millions d’euros levés.
Des secteurs stratégiques pour l’avenir
Xavier Lazarus confirme le potentiel de ces deeptech qui exploitent du savoir de pointe pour bouleverser des modèles de production de plusieurs secteurs. " 40 % des fonds que nous gérons sont aujourd’hui dédiés à la deeptech pure et l’autre “moitié” développe des technologies d’ingénierie qui recroisent souvent les mêmes sujets ", justifie-t-il.
C’est en ce sens que des pépites Biotech et Medtech attirent son attention – notamment celles qui explorent la modélisation 3D d’organes. Et comme pour toute deeptech qui se respecte, le besoin en capitaux est effectivement plus important que la normale. Toutefois, selon lui, le succès des startups scientifiques ne dépend pas uniquement des fonds mais aussi de la présence de cerveaux.
Ce dernier en profite pour rappeler la nécessité pour les fonds d’investissements de se munir en interne d’experts – voire de chercheurs – pour mieux choisir les projets qu’ils souhaitent soutenir. " Nous avons 8 docteurs en interne, dont moi-même, avec un doctorat de mathématiques en poche ", complète-t-il. D’après lui, pas possible de mener des late stage sans cette expertise. Mais cette dernière ne doit pas non plus se limiter à de la science et doit aussi requérir de nombreuses autres connaissances complémentaires pour mieux appréhender le risque - comme du marketing ou encore de la finance.
De son côté, Alexandre Berriche va suivre de près la " grosse trend " sur les intelligences artificielles qui génèrent du contenu automatiquement (ndlr : à l’image de ChatGPT notamment). Celles-ci pourraient selon lui explorer des pistes B2B non négligeables. La cybersécurité fera aussi partie du programme au vu du contexte d’explosion des cyberattaques dans " un monde B2B qui continue de se digitaliser ".
" Il y a aussi toutes les obsessions actuelles autour du Web3 et des cryptomonnaies ", poursuit-il. Mais les futures licornes pourraient bien aussi disrupter des modèles déjà bien établis. À ce titre, le business angel cite Pennylane, qui selon lui a le potentiel de devenir une nouvelle licorne française dans le secteur de la comptabilité.
Quoi qu'il en soit, avec l’assainissement en cours sur le marché non côté, ce sont bien les startups investies dans des secteurs stratégiques pour l’avenir qui vont s’assurer un avenir durable. " Une bonne idée dans le mauvais cycle reste une bonne idée " insiste Xavier Lazarus. " Mais il est vrai qu’il est plus facile de se développer avec des vents dans le dos que de face ".