Peu de startups peuvent se targuer d’avoir réussi à avoir un impact concret sur une industrie, surtout en si peu de temps. Lancée en janvier 2017, la startup Yuka fait la promesse de scanner le code-barre de produits (alimentaires ou cosmétiques) pour retrouver une notation sur une échelle entre Mauvais, Médiocre, Bon et Excellent. Il n’a pas fallu un an avant de voir les premières marques sonner à la porte avec l’envie d’améliorer leur score sur l’application.
À force de répondre aux entreprises qui leur demandaient si leur score passerait en vert s’ils enlevaient tel ou tel additif, Yuka a développé une plateforme pour que les marques puissent réaliser des simulations sur l’évolution de leur notation s’ils font évoluer leur liste d’ingrédients. Seulement un an après son lancement, l’application passait la barre du premier million d’utilisateurs en janvier 2018. Mars 2019 signe donc le début de l’internationalisation de la startup qui va tout d’abord chercher les pays francophones que sont la Belgique, la Suisse et le Luxembourg.
Cette année-là, l’application dépasse les dix millions d’utilisateurs avant d’atteindre les trente millions en juin 2022.
Le lancement aux États-Unis
Si Yuka est disponible aux États-Unis depuis 2020, l’équipe avait fait peu de promotion en se disant que ce n’était pas en pleine pandémie que les consommateurs allaient avoir envie de passer du temps dans les magasins à scanner les produits. Ils s’apprêtaient donc à laisser l’application vivre sa vie : "On se disait que les États-Unis n’étaient pas encore prêts pour ce type de projet ou que ce n’était pas un sujet qui intéressait les consommateurs", commente Julie Chapon, cofondatrice et directrice générale de Yuka.
Un évènement allait pourtant changer cette perception, ainsi que les plans de la startup pour la suite.
Janvier 2022, la courbe d’acquisition d’utilisateurs américains s’affole. Yuka gagne 500.000 utilisateurs US en l’espace d’un mois. Il leur faut un bref instant pour comprendre qu’une vidéo postée sur TikTok a généré plusieurs millions de vues, amenant d’autres utilisateurs du réseau à poster une vidéo.
Face à l’afflux constant de nouveaux utilisateurs américains, Yuka se devait de réagir, surtout que cette nouvelle avait des impacts à tous les niveaux. En effet, là où les gains apportés par la version premium de l’application ne dépassaient pas les 50 % du chiffre d’affaires de Yuka en 2020, ils sont désormais supérieurs à 90 % sous l’influence du marché américain.
" En France et en Europe, les gens ne sont pas habitués à payer pour des applications mobiles. Ce n’est pas du tout dans notre culture. Aux US c'est complètement différent. C'est dans leur mentalité : quand tu utilises un service, tu vas payer la version premium, parce qu’ils comprennent qu'il y a des gens derrière, il y a un projet ".
Résultat de cette croissance inattendue, les trois cofondateurs de Yuka s’apprêtent à se déraciner pour partir s’installer à New York pendant un an. Dans les prochains mois, leur mission principale sera d’amplifier la croissance qu’ils connaissent sur ce continent, en allant notamment à la rencontre des médias. S’ils arrivent à booster cette croissance naturelle, Julie, François et Benoît recruteront une équipe sur place avant de devoir retourner en France au terme de l’année acquise par leur visa.
La transparence chevillée au corps
S’il semble y avoir un mouvement de fond vers plus de transparence, il sera difficile de trouver une entreprise plus transparente que Yuka. Sur son site web, un onglet dédié affiche la répartition du chiffre d’affaires de la startup d’après ses différentes activités, mais aussi un lien pour télécharger sa liasse fiscale complète. Un choix qui vient en réponse à la suspicion des utilisateurs qui avaient toujours des doutes sur l’indépendance du produit.
" Je comprends totalement qu’ils soient suspicieux, lance Julie Chapon. Avec les moteurs de comparaison, les consommateurs se sont toujours rendu compte qu’il y avait des intérêts à recommander telle ou telle offre, qui n’est pas forcément la plus intéressante. Donc on avait beau répéter que l’on était indépendant, ce n’était pas suffisant. On s’est donc demandé ce qui permettrait de le prouver une fois pour toutes ".
Ils ont donc commencé à partager leur bilan comptable au cas par cas, quand une personne venait les challenger par mail sur leur indépendance. Jusqu’au jour où ils ont compris que ce serait plus simple de juste le mettre à disposition de tous. Julie Chapon n’a donc aucune hésitation à partager les chiffres de son entreprise et à les commenter pendant l’interview qu’elle a donnée à Maddyness.
Courant novembre, leur nouveau bilan sera mis en ligne sur leur site web avec une augmentation du chiffre d’affaires, mais, contrairement à l’année précédente, un résultat net négatif. Elle explique ce résultat négatif par les 400.000 euros de frais de défense et les 95.000 euros de dommages et intérêts demandés par la FICT (la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs) en réponse à une pétition que Yuka avait lancée avec Foodwatch et la Ligue contre le Cancer, pour demander l’interdiction des nitrites.
Yuka compte faire appel de cette condamnation décidée par le Tribunal du Commerce. " L’expérience du Tribunal de Commerce est très particulière, explique-t-elle. Son but n’est pas de préserver la santé des consommateurs, mais de favoriser le commerce. Notre appel ne se fera plus devant ce tribunal, mais devant des magistrats professionnels. J’ai bon espoir que la justice se rendra compte de l’aberration que représente notre condamnation. "
Au-delà de la dimension financière, la FICT a réussi à obtenir l’interdiction pour Yuka de mentionner l’avis de l’OMS sur les nitrites. "On ne va rien lâcher, confirme Julie. On sait que l’on est dans notre bon droit et que de nouveaux rapports, et notamment de l’Agence Nationale de la Sécurité Sanitaire française, viennent confirmer le lien entre la consommation de nitrites et le cancer colorectal".
Une levée selon leurs conditions
Les équipes de Yuka ne semblent pas avoir la culture du compromis. Ils veulent faire les choses à leur manière. Cela se reflète aussi dans leur levée de fonds de 800.000 euros réalisée en 2019 auprès de Investir Et Plus, Founders Future, Kima Ventures et de business angels.
Une levée de fonds que les fondateurs auraient préféré ne pas avoir à faire, mais qui est dictée par une trop forte croissance qui les force à entrer dans une phase de recrutement. À l’époque, l’effectif n’est composé que de trois cofondateurs avec une stagiaire et ils souhaitent structurer une équipe d’une dizaine de personnes. Ils sont conscients de la perte d’indépendance qui peut découler d’une levée de fonds et décide donc de poser leurs conditions : " Quand on rencontrait de potentiels investisseurs, on leur expliquait tout de suite qu’il n’y aurait pas de board, qu’ils ne pourront pas donner leur avis sur une quelconque décision, et on a aussi fait sauter une clause qui est quasiment dans tous les pactes d’actionnaires et qui stipulent que tes investisseurs peuvent te réclamer à sortir de la boîte au bout de cinq ans. On leur disait : si vous venez avec nous, c’est parce que vous croyez vraiment dans ce projet et dans l’impact que l’on peut avoir… et pas parce que vous voulez récupérer votre mise fois dix dans cinq ans. Si c’est votre objectif, honnêtement, on n’est pas les bonnes personnes et allez voir une autre boîte ".
Une posture très forte qui, s’il a permis d’écrémer un grand nombre d’acteurs, a l’avantage de leur permettre de réunir uniquement des personnes qui venaient pour les bonnes raisons. " On aurait pu ne pas faire de levée de fonds, explique encore Julie Chapon. On avait la possibilité de lancer la version cosmétique en payant et on aurait réussi à se financer comme ça. Mais mettre les cosmétiques en payant, c’était réduire notre impact sur ce secteur puisque nous n’aurions eu que 1 % des gens qui allaient payer. On a choisi l’impact ". Et, encore et toujours, Yuka choisit l’impact. C’est la priorité numéro un qui guide leurs décisions.
"C’est mon critère de réussite, clairement. Je veux me lever le matin en me disant que je contribue à changer ne serait-ce qu’un tout petit pan du monde dans lequel on vit".