En ce début de rentrée, Maddyness a voulu s'intéresser à un sujet complexe dans un contexte tendu : le hardware. La France est-elle en retard ? Comment se positionne le secteur alors que le dialogue se durcit entre Taïwan et la Chine ? Comment l'Union Européenne peut se positionner sur un secteur aussi vital et créer des champions internationaux ?
Comment décrirais-tu l'écosystème hardware en France ?
Il y a plusieurs types de hardware, mais je vais m’attarder sur ce qu’on appelle l’électronique grand public (“consumer electronics”). Dans cette catégorie, on peut dire que la France n’est pas loin d’être invisible. Je ne pense pas pouvoir citer un fabricant connu d’ordinateur portable ou de smartphone venant de l'hexagone actuellement sur le marché. Il n’y a par ailleurs aucune production de ce genre de matériel sur notre territoire, pour un ensemble de raisons connues.
"la France n’est pas loin d’être invisible"
Nous avions il y a encore quelques années des sociétés de conception de hardware comme Archos pour les tablettes et baladeurs, mais leur production était malgré tout en Asie. Les constructeurs ont depuis les années 90 été séduits par les faibles coûts de production asiatiques, un choix encore mieux justifié dans le hardware du consumer electronics où les marges brutes sont plus étroites que la plupart des autres pans de la tech.
En France, nous avons de superbes entreprises “hardware”, mais qui en réalité sont spécialistes d’un composant très précis. C’est pour ça qu'on les appelle “deep tech”, car elles sont concentrées sur un sous-système très précis, qui va trouver son application dans les systèmes des grands équipementiers. Ce qui nous manque justement, c’est un grand systémier de consumer electronics français, ou européen.
Le hardware, il faut s’en servir comme la première brique d’une plateforme, car c’est là qu’est vraiment le business. Aujourd’hui, en Europe on peut faire toutes les applications les plus merveilleuses, mais sur quelles plateformes fonctionnent-elles ? Qui leur prend 20 à 30% de leur chiffre d’affaires ? Toujours les mêmes : les grands systémiers américains qui dominent le hardware, et donc la plateforme.
Pourquoi si peu d'engouement sur le sujet, que ce soit de la part des VC ou de l'écosystème?
Si on se met dans la peau d’un VC français, le hardware c’est un no-go par défaut. Il y a peut-être 10% des fonds français classiques qui sont prêts à regarder un sujet hardware.
"dans la peau d’un VC français, le hardware c’est un no-go par défaut"
Le hardware est très risqué, bien plus que le software. Personne ne s’y risque et pour bien des raisons, y compris le monde du VC. C’est même dans le nom : “hard” !
Un investisseur va généralement préférer mettre 5 fois 1 million dans des sociétés de software avec un business model qu’il comprend et des métriques bien connues, que mettre 1 fois 5 millions dans une société qui fait du hardware, pari risqué avec un business model très peu manié en France.
Aussi, beaucoup de gens ont perdu beaucoup d’argent avec le hardware, certains investisseurs peuvent penser refaire deux fois la même erreur en reprenant un sujet hardware.
Comparons maintenant dans le pire des cas une société qui fait du hardware, avec le traditionnel SaaS B2B, plat préféré du VC. Quand il faut fermer une entreprise qui vend du software, il y a quelques ordinateurs à revendre, et des développeurs et ingénieurs qui ne vont pas rester longtemps sans poste car le marché est toujours demandeur de ces profils. Pour fermer une boîte hardware, il faut gérer les produits dans la nature, les clients mécontents qui vont demander un remboursement, peut-être se retrouver avec une usine sur les bras, des profils de qualifications différentes à accompagner… Bref, le cauchemar, personne ne veut non plus s’y risquer.
Maintenant, soyons honnêtes, c’est le hardware qui pousse l’innovation avant le software, et demande pour cette raison des investissements conséquents de la part d’entités prêtes à prendre des vrais risques (Business Angels, fonds US, etc.). C’est très rarement l’argent du VC qui amène des innovations de rupture dans notre société. Un fonds, ça prend son temps. Un investisseur VC traditionnel va attendre qu’un marché décolle pour voir ce qu’il se passe, il y a un ensuite un effet de meute, mais à la poignée de l’éventail ce sont surtout des business angels qu’on retrouve.
"comme plus personne ne fait du consumer electronics, plus personne ne le comprend ou le respecte, c’est normal"
Pour ma part, je développe une société qui fait du hardware de pointe, et la partie “risque” dans “capital-risque”, je ne l’ai pas vu chez les VC français, et je pense avoir fait le tour de la place en 2021. Je me rappelle certains rendez-vous avec de grands VC français : “ah oui, votre gadget là…”, ou encore “ah oui on investit dans le hardware, on a récemment investi dans un robot-pizza et un tire-bouchon connecté”. Voilà voilà. La route est longue, car nous avons pris ce retard de culture tech depuis la fin des années 90. Comme plus personne ne fait du consumer electronics, plus personne ne le comprend ou le respecte, c’est normal.
Quelle place a la France dans le secteur ?
La France, et plus largement l’UE, est très en retard. Ce retard est extrêmement coûteux à rattraper et la pente est de plus en plus raide. Nous sommes complètement à la merci des offres asiatiques et américaines.
"je suis convaincu que la France a un rôle à jouer, et je pense que ce retour doit désormais se faire à l’échelle de l’UE"
Par contre, nous avons dans notre pays les talents nécessaires et une base de moyens de production qui sont propices à un retour du dynamisme français autour du hardware. Nos ingénieurs et techniciens n’ont pas à rougir de leur formation par rapport aux autres pays, et nous avons cette capacité à faire de grands ensembles comme Ariane, le TGV, le Rafale, le Concorde. On a su faire tout ça un jour. Les business model sont différents et le monde est plus compliqué que celui des années 70 / 80, mais je suis convaincu que la France a un rôle à jouer, et je pense que ce retour doit se faire à l’échelle de l’UE désormais.
Mon combat personnel pour le hardware, c’est d’expliquer à notre gouvernement et à l’UE qu’il ne faut pas se lancer dans le hardware en essayant de rattraper un marché déjà établi comme celui du smartphone ou du PC. Ça ne marchera pas, et c’est d’ailleurs pour ça que ça n’existe pas. Ce qu’il faut faire, c’est travailler sur des produits dans un marché naissant. Ce que nous faisons chez Lynx, avec notre casque d’AR/VR, est un bon exemple. Il y a 30 millions de casques dans la nature, et nous sommes 7 milliards sur Terre, et on sait que ces devices font partie du futur. On peut parier sur qui va prendre le plus de parts de marché, ou combien d’années ça va prendre, mais c’est une évidence que la prochaine plateforme de personal computing sera sur ces devices. Tous les GAFAM investissent massivement pour se positionner sur ce secteur encore balbutiant, c’est là qu’on a une chance de voir de nouveaux pure players émerger, en Europe comme ailleurs, s’ils ne sont pas racheter par ces acteurs qui ont dominé les précédentes vagues. Dans 3 ans, pour mon secteur, ce sera trop tard.
Que penses-tu de la situation actuelle à Taïwan et de la concentration des systèmes de production hardware dans le monde ? Sommes-nous dépendants ?
La mauvaise nouvelle, c’est que nous sommes dépendants, surtout de Taïwan pour les derniers procédés de lithographie pour la fabrication des puces. La bonne nouvelle, c’est que le monde entier est dépendant, y compris les très grosses entreprises américaines.
La différence entre un potentiel conflit autour de Taẅan avec la Chine et Hong-Kong ou encore le conflit ukrainien, c’est que des trillions de dollars sont en jeu, et Taïwan en a fait son jeu de négociation avec les US.
Il y a d’autres places de marchés financiers que Hong-Kong dans le monde, et il y a d’autres moyens d’importer les ressources que l’Ukraine produit, mais il n’y a qu’un seul endroit dans le monde comme Taïwan pour l’industrie.
Il est faux de penser que la Chine veut envahir Taïwan pour mettre la main sur le marché des semi-conducteurs, c’est d’abord un conflit idéologique : pour eux Taïwan leur appartient. Mais il est clair que l’industrie qui s’est développée autour de TSMC, le plus gros employeur de Taiwan et leader mondial des semi-conducteurs, est un atout pour l'île mais peut causer un risque de disruption majeur de l’économie mondiale. TSMC est probablement l’entreprise la plus importante au monde d’un point de vue géopolitique actuellement. Personne n’arrive à reproduire leur savoir-faire et ils ont des années d’avance sur le marché par rapport aux fonderies comme Intel, Samsung, Globalfoundries ou SMIC.
Il ne faut pas se lamenter une fois de plus sur notre retard, car Taïwan est aussi dépendant du monde entier pour faire tourner ses usines, y compris de l’Europe avec par exemple l’entreprise ASML au Pays-Bas. Le marché du consumer electronics est global, y compris dans ses procédés de fabrication. C’est une force et une faiblesse, qui pour le moment aident à maintenir un statu quo autour de Taïwan, et une forme d’équilibre mondial sur le transit des marchandises.
Quels conseils peux-tu donner à un entrepreneur qui veut se lancer dans le hardware ?
Faire un prototype avec une imprimante 3D et un raspberry pi, c’est très bien, mais c’est 2% du chemin. Il faut concevoir son hardware dès le début pour qu’il soit scalable en usine et fabricable avec des procédés de production de masse.
Ensuite, ne pas concevoir quelque chose qui existe déjà. J’entends par là qu’il est nécessaire d’avoir au moins un différenciant sur son produit. Il est probable que quelqu’un ait déjà eu votre idée du siècle et soit imbattable sur les prix. Faites votre différence en amenant des innovations. C’est encore plus dur que le premier conseil.
Pour la stratégie, ne faites pas que du hardware, oubliez même ce mot. Faites une plateforme. Quand on fait du hardware, on fait encore plus de software, et la clef du business, c’est de créer une plateforme derrière. Apple et Google dépensent beaucoup d’énergie sur les smartphones, mais le cœur du business n’est pas d’être celui qui a la meilleure caméra ou le dernier capteur LiDAR, il est sur le Play Store et l’App Store.
"le cœur du business n’est pas d’être celui qui a la meilleure caméra ou le dernier capteur LiDAR, il est sur le Play Store et l’App Store"
Pour finir, et c’est valable pour tous les entrepreneurs, il faut bien s’entourer. Le milieu du hardware est très complexe, il faut écouter ceux qui sont dedans pour savoir le décrypter et c’est un petit écosystème par rapport au software. Allez aux conférences liées à votre industrie, vous connaîtrez vite tout le monde.
Je vous invite à avoir une expérience autour du hardware dans votre vie, c’est la meilleure école pour comprendre comment le monde de la tech tourne vraiment, avec la logistique, le transport du matériel dans le monde, la manière dont tout est fabriqué autour de nous, les jeux de pouvoirs entre gros acteurs, etc.
Anecdote personnelle, mais si on m’avait dit à quel point ce serait compliqué de faire décoller Lynx, je ne l’aurai jamais fait ! Et pourtant je ne me vois pas faire autre chose maintenant, je pense que vous aurez la même réponse de la part de toute l’équipe chez nous, ce qui explique que nous avons un turnover nul malgré les démarches de tous les GAFAM et consorts qui sont venus nous voir, parfois dans mon dos pour débaucher mon équipe!
Un message à faire passer à l'écosystème ?
J’ai un message simple, c’est que pour que nous voyons émerger des offres de hardware européens compétitives, les investissements doivent être au niveau de l’Union Européenne, avec des impulsions à l’échelle nationale. Le champ d’action dépasse les budgets nationaux de très loin, surtout dans le semi-conducteur ou l’assemblage.
Il faut aussi arrêter de créer des consortiums et investir par essaimage dans ce secteur. Je pense qu’une stratégie efficace serait pour l’UE d’investir dans un ou deux systémiers de hardware de manière massive, afin d’aller plus vite qu’en continuant un système d’investissement qui nécessite plusieurs entreprises de plusieurs pays différents. Certains dispositifs sont prometteurs comme l’EIC, mais il faut voir plus grand.
"l'UE se targue d’avoir investi 200 millions en 2 ans dans les technologies immersives, c’est ce que dépense Facebook en 8 jours pour leurs efforts dans ce secteur"
Par exemple, l'UE se targue d’avoir investi 200 millions en 2 ans dans les technologies immersives, c’est ce que dépense Facebook en 8 jours pour leurs efforts dans ce secteur. Autre exemple, au pic de production de l’iPhone, Apple fabrique 1 million de smartphones par jour, on ne sait même pas imaginer ça en Europe pour ce genre de produits. Mon dernier message est donc que nos décideurs doivent se réveiller, ils ont des outils puissants encore dans leurs mains et nous avons les talents nécessaires sur nos territoires, mais nous avons un manque de vision, beaucoup ont baissé les bras ou n’ont juste pas le mental.