7h30, la tartine du petit dernier est beurrée, vous jetez un œil sur l’e-mail d’un client envoyé deux heures plus tôt. 11 h, un appel de l’école vous invite à quitter précipitamment la réunion avec des financeurs... 19h30, le téléphone n’est toujours pas en mode avion. L’ordinateur portable trône sur la table du salon tandis que l’eau des pâtes bout, à l’image de l’effusion de votre cerveau. Voilà à quoi ressemble, pour beaucoup d’entre nous, la “vraie” vie : ça déborde, ça s’entrechoque, ça se brouille, même. L’effacement des frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle est tel qu’il en est devenu un concept : le “blurring”. Et les entrepreneurs n’y échappent pas, eux qui vivent souvent une course contre la montre au boulot.
" C’est une utopie de penser que l’on peut laisser la vie professionnelle sur son lieu de travail et la vie personnelle à la maison, commence Marine Charrier, co-fondatrice de Polytopoly, startup spécialisée dans la recherche, la caractérisation et l’organisation des approvisionnements en résines de polymères recyclées. “Cette injonction à la segmentation ne fonctionne pas. Et c’est encore plus vrai lorsqu’on a des enfants. En vérité, je préfère la notion d’adaptation à celle d’équilibre… car la vie d’une entreprise est mouvante."
Être au clair avec sa vision de la vie professionnelle et personnelle
De quoi ai-je besoin pour être heureux personnellement et professionnellement ? C’est en répondant à cette question que Marine Charrier, 28 ans, a identifié ses deux principales ambitions : avoir une vie de famille et une carrière d’entrepreneuse stimulante. "Soyons clairs, un entrepreneur consacre beaucoup de temps à son travail”, souligne la cheffe d’entreprise. “Il faut en finir avec le mythe de l’entrepreneur surpuissant qui mène tout de front. J’ai fait le choix de renoncer à tout ce qui n’est pas essentiel pour moi. Mon approche frugale de la vie m’a aidée à ordonner tout cela. Mais c’est une réflexion qu’il faut mener, dès le départ, à la fois seul et avec ses proches. Avoir un plan avec une direction et la manière d’y parvenir m’est indispensable."
Pour Patrick Jacquemin, fondateur du site Rue du commerce, cette balance entre “le pro et le perso” relève clairement d’une philosophie de vie propre à chacun. “Rue du commerce n’était pas un plan de vie sur le long terme”, rapporte celui qui a quitté le fleuron de l'e-commerce en 2009. “Vouer sa vie au travail m’a toujours semblé être une aberration. Je voulais m’affranchir de cette obligation en créant une entreprise avant de la revendre et avoir assez d’argent pour vivre cette liberté. Une vision qui a demandé un travail acharné, mais qui ne devait pas m’empêcher de prendre des vacances avec ma famille.”
Ne pas rester seul maître à bord
S’associer ou ne pas s’associer ? Telle est la question… que Patrick Jacquemin s’est posé : “À la création de Rue du Commerce, j’ai su assez vite que je ne voulais être pas celui à qui tout incombe.” Autrement dit, il faut être capable de partager les responsabilités.
L’ancien homme d’affaires reconnaît volontiers que trouver le bon associé peut être une tâche ardue. Mais c’est bien cela qui lui a permis “de bâtir [son] entreprise, de prendre des vacances et de faire face aux aléas de la vie.”
Pour certains, entreprendre, c’est aussi rester maître de son temps et pouvoir se libérer dès 16h30 pour ses enfants ou une passion, avant de reprendre le travail à 21 h ! “J’ai eu recours à ce type d’organisation après mon divorce lorsque j’ai demandé la garde alternée de mes enfants”, témoigne Patrick Jacquemin rappelant que son entreprise venait de vivre un plan social. ”Rien d’impossible à condition de recruter pour déléguer !".
Entreprendre, c’est naviguer entre l’opérationnel, le management, la stratégie… Dès que l’entreprise compte plus de cinq salariés, il faut songer à déléguer avant de s’épuiser. “Combien d’entrepreneurs traitent les tâches particulièrement chronophages comme l’administratif en dehors des heures de bureau ?”, poursuit le pionnier de l'e-commerce, qui a toujours misé sur le recrutement de ce qu’il appelle des “personnes ressources”, pour prendre le relai.
Soigner ses recrutements
"Il y a un moment où il faut découper les tâches, se poser et déléguer”, renchérit en effet Marine Charrier. “Mon associé et moi-même avons fini par recruter un attaché de direction qui nous décharge de l’administratif et qui a une vision analytique des choses. C’est devenu une personne de confiance qui a changé notre quotidien !"
Pour la cheffe d’entreprise, les mauvais recrutements restent le meilleur moyen de couler sa boîte. "Il faut pouvoir s’appuyer sur des gens qui ont cet esprit d’intrapreneuriat et accorder de l’importance aux soft skills."
Accepter les moments de déséquilibre
Deuil, maladie, coup de foudre, levée de fonds, baisse d’activité, crise sanitaire… Tout ne peut être anticipé. Une équipe soudée, une famille à l’écoute, une volonté ne suffisent pas toujours. Pour faire face aux périodes d’instabilité, Patrick Jacquemin a toujours tenté de prendre du recul : "Il nous est arrivé, avec mon associé, d’accepter de prendre du temps et de nous isoler dix jours pour travailler à une nouvelle stratégie." Surtout, souligne la fondatrice de Polytopoly, qui se dit loin d’être exemplaire, "il faut accepter les moments de déséquilibre. Créer une startup, c’est faire un marathon au rythme du sprint. Une levée de fonds surmène. Entreprendre, c’est s’adapter sans cesse pour garder le cap sur ses ambitions, qu’elles soient professionnelles ou personnelles."
Pour concilier vie pro et perso, il n’y a donc pas de recette miracle, d’autant plus que l’équilibre dépend des besoins de chacun. Coach de carrière et autrice de “Working mum”, Bérangère Touchemann recommande aussi, toute une série de petites astuces qui peuvent aider à prendre du recul et à accepter les aléas du travail : la déconnexion, le temps pour soi, l’hygiène de vie, la capacité à refuser et… la révision de ses exigences envers soi-même. Sachant que la première marche vers un meilleur équilibre entre ces deux univers très prenants, souligne l’experte, est d’abord de cesser de culpabiliser, quand on n’excelle pas dans l’un et dans l'autre, dans une alchimie toute instagrammable, certes, mais rarement réelle.