En vingt ans, le nombre de débris spatiaux a été multiplié par 4. L’espace est devenu une décharge incontrôlée et incontrôlable, où les collisions s’enchaînent, envoyant des restes de fusée sur la Lune. La violence des impacts crée même de nouveaux cratères sur la surface de l’astre. Pour mieux comprendre, il faut avoir en tête qu’un débris d’un centimètre (1 méga-joule), équivaut à une voiture lancée à 130 km/h. Un tel débris, pas plus gros qu’une phalange, peut détruire n’importe quel satellite et le fragmenter dans l’espace par onde de choc. Le chiffre est vertigineux : il y a aujourd’hui un million d’objets d’un centimètre ou plus, et 150 millions d’objets d’un millimètre dérivant dans l’espace.
Mais comment en sommes-nous arrivés là ? "Il y a eu quatre phases dans l’utilisation des orbites" , explique Christophe Bonnal, chercheur au CNES qui préside les commissions "débris spatiaux" de l'Académie internationale d'astronautique. "Jusqu’en 2007, on envoyait environ 200 nouveaux objets par an dans l’espace." Et entre 2007 et 2009, la deuxième phase commence avec l’explosion volontaire d’un des plus gros satellites chinois, Fengyun 1-C, à l’aide d’un tir de missile ASAT. Oui, les satellites servent parfois de cible pour tester de nouveaux missiles, et c’est un problème. Ces explosions en série ont généré plus de 1 200 débris en moyenne par an. Après 2009 et jusqu’en 2014, année qui marque l’entrée dans l’ère du New Space et des méga-constellations de micro-satellites, la situation était stable.
Orbites saturées : vers l’infini et au-delà
"Entre 750 et 1100 km d’altitude, la zone est complètement pourrie par les débris" , assène Christophe Bonnal. Et tout le monde le sait. C’est pourquoi plus aucun lancement ne vise cette bande de 350 km, saturée depuis l’essor de la conquête spatiale. La solution restante ? Rester en dessous des 700 km d’altitude. Le constructeur américain SpaceX a opté pour cette option lors du déploiement de ses 2 234 satellites Starlink. Problème : les orbites basses sont moins stables, ce qui a provoqué la perte ou le retour anticipé de plus de 250 Starlink à ce jour, selon l’expert du CNES.
La deuxième génération de l’opérateur américain comptera 42 000 nouveaux appareils. Une proportion ahurissante, voire grotesque. "Et il n’existe aucune loi pouvant limiter de tels lancements" , affirme Christophe Bonnal. "Si le déploiement des méga-constellations n’est pas bridé, nous nous orientons vers un espace complètement saturé, avec, comme scénario catastrophe, des risques de collisions en chaîne" , témoigne Christophe Bonnal.
Un nouveau métier émerge : éboueur de l’espace
Les débris spatiaux ont quatre origines : les lancements de nouveaux objets, les explosions de satellites (volontaires ou non), la perte de matériel issu des missions (sangles, capots, coiffes, etc.), et les collisions. Pour endiguer ce flux, il existe deux solutions : le retrait actif de l’objet ou sa désorbitation. "Le problème, c’est qu’en 2021, on a lancé 1 400 nouveaux objets dans l’espace et on en a retiré 400" , dévoile Christophe Bonnal. "Il y a deux solutions possibles : soit on arrête l’espace, soit on doit le nettoyer. Et je suis convaincu que nous n’avons pas d’autres choix que de le nettoyer" , affirme le chercheur au CNES. "Pour nettoyer l’espace et le préserver, il faut d’abord faire un état des lieux en temps réel afin d’assurer la sécurité des opérations spatiales, c’est pourquoi nous travaillons à la cartographie des débris spatiaux" , ajoute Romain Lucken, CEO de la startup Share my Space.
Alors que le CNES a publié la liste des 50 plus gros objets à retirer de toute urgence, qui font en moyenne 9 mètres et pèsent 9 tonnes, le secteur semble plus porteur que jamais. La dépollution de l’espace intéresse de plus en plus les startups, bien que celles-ci se trouvent confrontées à un problème de taille : qui va payer la facture ? "Les coûts, surtout au départ, seront très élevés, peut-être autour de 10 ou 20 millions d’euros pour retirer les plus gros débris. Or, personne n’est prêt à verser un centime pour retirer de l’espace un gros machin qui ne sert à rien" , commente Christophe Bonnal.
Si le retrait actif est très coûteux, la détection et le catalogage des débris, elle, est en croissance. "On a créé Share my Space en 2017, quand on a compris que, par son activité, l’humanité allait rendre l’espace inaccessible en raison du trop grand nombre de déchets, raconte Romain Lucken. Nous avons alors réfléchi à des technologies de nettoyage des débris spatiaux. Puis, on s’est rendu compte qu’il était difficile de monter un business sur ce secteur. En revanche, sur la prévention des risques, nous avions une carte à jouer." Avant d’ajouter : "Un marché se développe, tiré par les acteurs gouvernementaux. Ce n’est pas encore un marché vraiment commercial, mais par rapport à 2016, quand nous réfléchissions à ces problématiques, il y a eu beaucoup de changements, notamment la mission Clearspace-1 financée par l’ESA."
Clearspace-1, spin-off de l’EPFL (École Polytechnique Fédérale de Lausanne), a développé le premier satellite éboueur de l’histoire, en signant un contrat de 86 millions d’euros avec l’ESA. "C’est comme une camionnette de l’espace qui remplit une tâche tous les jours : le lundi elle répare un satellite, le mardi elle change son orbite, le mercredi elle approvisionne un satellite… et le dimanche, avant de se désorbiter pour respecter la réglementation internationale, elle prend un débris avec elle. Ainsi, le coût du retrait actif de débris devient marginal" , développe Christophe Bonnal. La vente de services en orbite est aujourd’hui la voie royale pour les startups qui souhaitent participer au nettoyage de l’espace.
Work in progress
Mais la mission de Clearspace-1 ne commencera qu’en 2026 et en attendant, aucune alternative crédible n’est posée sur la table. Et encore, l’objet visé par le spin-off de l’EPFL est relativement petit, puisqu’il ne fait "que" 100 kg. "Les initiatives des startups voulant retirer des objets de 10 centimètres ou moins sont illusoires et ne servent absolument à rien. Ce sont les gros objets qui seront sources de nouveaux débris dans les années à venir. Et dans ce domaine, il n’y a aujourd’hui aucune initiative sérieuse de la part de l’écosystème des startups" , explique l’expert du CNES.
Sans même parler du retrait actif, la localisation des débris fait encore défaut. Et pour cause : surveiller et anticiper la trajectoire d’une bille à 1000 km d’altitude n’est pas facile. "Nous faisons partie des pionniers dans le secteur privé à travailler sur ce type de solution" , argumente le CEO de Share my Space, qui a privilégié l’approche par télescopes. "Au CNES, nous avons eu 3 millions d’alertes de collisions qui ont mené à 17 stratégies d’évitements. Il y a donc près de 3 millions de fausses alertes, parce que nos instruments de mesures des trajectoires ne sont pas assez précis" , détaille Christophe Bonnal. L’urgence est donc à la localisation et à la surveillance en temps réel des objets de moins de 10 centimètres.
Vols au milieu d’un nid de débris
Alors que la NASA est tout entière tournée vers les vols habités et le projet Starship de SpaceX, les débris spatiaux pourraient représenter une menace importante. "Le problème pour la NASA, c’est que ces constellations en orbite basse interfèrent avec la trajectoire des vols habités" , affirme Christophe Bonnal. Or, la sécurité de l’espace est, plus que jamais, un enjeu de souveraineté. "Les acteurs publics financent des solutions de préventions dans l’espace aussi pour les applications militaires qu’elles peuvent trouver" , explique Romain Lucken. La souveraineté spatiale apparaît ainsi comme un enjeu de défense nationale. Les projets qui n’utilisent pas de technologies américaines sont particulièrement plébiscités par les institutions publiques. "La France investit très peu dans les projets soutenus par l’ESA, parce que c’est une agence intergouvernementale, ajoute le CEO. Pour exister dans notre secteur d’activité, nous avons besoin des financements nationaux. C’est la première garantie de notre souveraineté spatiale."
Starlink service is now active in Ukraine. More terminals en route.
— Elon Musk (@elonmusk) February 26, 2022
La situation en Ukraine en est un bon exemple. Alors que les télécommunications ukrainiennes risquent le blackout, Elon Musk a assuré sur Twitter qu’il mettrait à disposition de la population son service Starlink. "Si Starlink est capable de fournir une solution robuste face aux menaces russes, c’est parce que les États-Unis ont un système de surveillance de l’espace digne de ce nom. Ils sont capables de détecter des agressions sur leurs satellites et d’anticiper les attaques. Les pays européens, y compris la France, sont en retard sur ces questions, mais il y a une volonté européenne de faire émerger de nouveaux acteurs qui ne s’appuient pas sur une technologie américaine" , détaille le CEO de Share my Space.
En pleine structuration, le marché des services en orbite devrait attirer de plus en plus de startups dans les années à venir. De nombreuses solutions restent encore à imaginer sur les systèmes de propulsion, la détection par laser, l’interfaçage ou encore la préhension des satellites éboueurs pour dégager les objets les plus encombrants. Après tout, comme le conclut Romain Lucken : "L’espace est notre porte de sortie de la Terre, ce serait dommage de la fermer."
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