Cet article est republié à partir de The Conversation France
Dans le paysage concurrentiel d’une économie mondiale, attirer et retenir les bons talents aux bons endroits est l’un des principaux facteurs de réussite des entreprises. Et pour cause, ces individus très performants sont jusqu’à huit fois plus productifs. Cependant, les talents qualifiés sont rares et de nombreux employeurs doivent faire face à ce que l’on appelle la " guerre des talents ", un terme initialement inventé par un groupe de consultants de McKinsey, dans le cadre des recherches et du livre éponyme qu’ils ont publiés.
" La guerre des talents ne montre aucun signe de relâchement, même dans les secteurs connaissant une croissance modeste ", constataient les chercheurs Claudio Fernandez Araoz, Boris Groysberg et Nitin Nohria dans la Harvard Business Review en 2011. Selon une étude mondiale qu’ils ont menée, seules 15 % des entreprises d’Amérique du Nord et d’Asie estimaient avoir suffisamment de successeurs potentiels qualifiés pour occuper leurs postes de direction, et le tableau n’était que légèrement meilleur en Europe.
Un phénomène intensifié par la pandémie
McKinsey surfe toujours sur cette vague, brossant un tableau similaire dans un article de 2017 et parlant d’une nouvelle guerre des talents (axée sur les données). " La mondialisation et l’essor de l’intelligence artificielle, associés à une nouvelle génération de consommateurs qui souhaitent des expériences de marque plus personnelles et intuitives, obligent les entreprises à repenser leur approche de la gestion et de l’acquisition des talents. Cependant, les employeurs d’aujourd’hui ont du mal à les retenir ", a confirmé Margaret Rogers, plus récemment dans la Harvard Business Review.
Malgré le " carnage économique provoqué par la pandémie ", la crise sanitaire n’a fait qu’intensifier ce phénomène qui, selon certains, devrait se poursuivre jusqu’en 2031, avec à la clé un déplacement potentiel du pouvoir des entreprises vers les travailleurs.
Dans de nombreuses régions du monde, les entreprises et les économies ont identifié la gestion des talents comme l’un des principaux défis à relever, et investissent par conséquent des sommes considérables dans ce domaine. Ceci est particulièrement important pour les multinationales, qui sont confrontées simultanément à une forte concurrence mondiale et aux défis du marché du travail local lorsqu’elles doivent recruter de futurs dirigeants pour pourvoir leurs principaux postes stratégiques. Les attentes économiques à l’égard des activités de gestion des talents sont élevées.
Par exemple, le Boston Consulting Group affirme les entreprises dotées d’une gestion solide des talents se caractérisent par une croissance plus rapide de leurs revenus et de leurs bénéfices. Plus récemment, une étude de McKinsey Global a confirmé les effets positifs de la gestion des talents sur les résultats commerciaux.
Cependant, la discussion autour de la gestion des talents a jusqu’à présent été principalement menée dans le contexte américain et les recherches concernant le retour sur investissement des multinationales, en termes d’activités de gestion des talents, étaient aussi rares que les talents qualifiés.
Le premier cadre explicatif du genre
C’est pourquoi, au cours de nos recherches publiées dans The International Journal of Human Resource Management, nous avons développé un cadre conceptuel expliquant la relation complexe entre les programmes de gestion des talents et la rétention des talents, en tant qu’indicateur de performance clé dans une perspective de carrière.
Nous avons proposé une perspective de carrière car les pratiques liées à la carrière sont au cœur de la gestion des talents. Elles ont été très peu étudiées dans les recherches antérieures relatives à la gestion des talents, mais dans ce contexte spécifique, la gestion des carrières est cruciale car les parcours des individus peuvent contribuer grandement à servir les objectifs stratégiques des entreprises. En effet, l’investissement dans la gestion organisationnelle des carrières est bénéfique non seulement pour les individus, mais aussi pour la performance de l’organisation.
Le cadre que nous avons développé pour expliquer les mécanismes sous-jacents qui contribuent à l’influence de l’intensité perçue des pratiques de gestion des talents sur l’intention de rester dans une organisation, est le premier du genre. Nous l’avons testé dans une multinationale et avons ainsi fourni des preuves empiriques de première main en Europe sur la façon dont la gestion globale des talents influence réellement l’intention des talents de rester. Nous nous sommes basés sur plusieurs sources d’information, notamment 141 questionnaires remplis par des talents et un groupe témoin comparable, ainsi que des informations provenant de plusieurs entretiens avec des responsables des ressources humaines, très utiles pour conceptualiser le talent, et des informations tirées de documents écrits.
Nous avons montré que les pratiques de gestion des talents ont un effet positif sur l’intention des talents de rester, et que les aspects liés à la carrière sont des facteurs clés pour retenir ces talents à l’échelle mondiale.
Ces résultats sont conformes à ceux de l’enquête mondiale de McKinsey, qui affirme que " l’expérience de l’employé, et plus précisément, le rôle de la fonction RH pour garantir une expérience positive tout au long du cycle de vie de l’employé " est un moteur de la gestion efficace des talents (et donc de la performance de l’entreprise).
Cela concorde aussi avec certaines pratiques de gestion des talents : Jean Martin et Conrad Schmidt, du Conseil de direction du Corporate Executive Board (aujourd’hui une filiale de Gartner), citent des exemples de multinationales qui " prennent régulièrement la température " de leurs meilleurs talents et " accordent une attention particulière à leur satisfaction " (Shell avec des " gestionnaires de carrière ", Novartis une liste de contrôle dédiée) en Chine, " où trouver et retenir les talents est particulièrement difficile ".
Implications managériales
Les résultats de notre étude nous amènent à proposer les recommandations suivantes pour les programmes de gestion des talents dans les multinationales :
- En premier lieu, nous suggérons le développement des talents à la fois " sur le lieu de travail ", grâce à la création d’affectations internationales et à la possibilité, pour les talents, de travailler dans différentes filiales et différents pays, et " en dehors du lieu de travail ", par des pratiques telles que les modules de formation, où tous les participants créent et renforcent leur réseau de talents interne.
- Ensuite, notre étude montre le rôle crucial de la réussite professionnelle individuelle pour la rétention des talents. C’est pourquoi les entreprises devraient continuer à investir dans les pratiques de gestion des talents liées à la carrière. Nous contribuons à souligner les rôles stratégiques de la gestion de carrière et de la gestion des talents par rapport à la performance d’une organisation.
- Notre troisième recommandation concerne la période venant après le programme de gestion des talents. D’après certains commentaires recueillis durant notre enquête, les participants qui ont beaucoup apprécié le programme de gestion des talents ont été déçus par le manque de planification et de développement de carrière après qu’il ait eu lieu. L’un d’entre eux a même quitté son entreprise.
Il est donc important de tenir ses promesses, sans quoi, comme l’a dit un autre participant, le vivier de talents dont la constitution a pris des années peut être détruit en quelques mois seulement. Il est donc essentiel de surveiller la progression des carrières, les changements de poste et les promotions. L’investissement dans le développement des talents doit être constant.
Domitille Bonneton, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, Groupe ESC Clermont; Maral Muratbekova-Touron, Professeur de GRH, ESCP Business School; Marion Festing, Professor, ESCP Business School et Stephanie Katja Schworm, Research Assistant, ESCP Business School