" Pendant les deux premières années de ses enfants, quand on est entrepreneuse, il faut serrer les dents, c’est un peu l’enfer, confie Hermine Mauzé, fondatrice du studio de création Yunikon Production et mère de deux filles. On doit gérer de front les nuits blanches, la galère de modes de garde, les responsabilités professionnelles, et parfois les angoisses financières puisque, quand on lance son activité, ça créé aussi cette forme d’insécurité. Quand ils entrent à l’école, on commence à sortir la tête de l’eau ".
Si pour certaines porter à la fois la casquette de mère et d’entrepreneuse peut sembler séduisant pour conjuguer plus librement ses responsabilités professionnelles et personnelles, sans les contraintes liées à une situation de salariat, cette expérience n’est pourtant pas de tout repos. " On n’a pas le temps de tout gérer comme on l’entend, à la fois être sur le front dans son entreprise et tenter de s’engager dans une démarche écolo en rentrant chez soi pour préparer des petits pots soi-même et laver des couches réutilisables de ses enfants… Il faut être rationnel et optimiser son temps ", ironise le dirigeante, qui a du gérer les premiers mois de son aînée seule, son mari militaire étant parti en mission en Centrafrique.
Quand, à l’été 2020, Fanny Sockeel a appris qu’elle attendait des jumeaux, deux ans après la création de sa Medtech Primaa, c’était le branle-bas de combat. " Mon entreprise changeait de locaux, j’avais des suivis tous les 15 jours à l’hôpital, nous étions en pleine phase de certification réglementaire… Et j’ai tout de suite calculé que j’accoucherai en début d’année, pile au moment de tous les bilans comptables à faire… C’était sportif ", confesse l’entrepreneuse. Cette dernière a d’ailleurs eu du mal à décrocher : au point qu’elle est partie à la maternité avec son ordinateur, " en mode super warrior ", et qu’elle continuait d’envoyer des mails le jour J, un dimanche, pour s’excuser de ne pas pouvoir assister aux réunions du lendemain, raconte-t-elle aujourd'hui, en riant de la situation.
Les péripéties ne s’arrêtent pas à l’accouchement. Au contraire, " elles commencent vraiment ", explique Fanny Sockeel. Mère de deux garçons d’environ un an, l’entrepreneuse enchaîne actuellement les pitchs aux investisseurs pour lever des fonds en série A. " Récemment, j’avais rendez-vous entre 19 et 21 heures avec un fonds, mon conjoint s’occupait des enfants, qui étaient tombés malade, raconte-t-elle. Mon mari n’a pas voulu me déranger pour me laisser pitcher en sérénité, mais quand je suis rentrée chez moi, rincée, j’ai découvert l’étendue des dégâts… Les voisins et le SAMU étaient chez nous, et leur père n’en menait pas large. Un agenda d’entrepreneuse n’est pas forcément le plus adapté à ces situations ".
Pression des investisseurs
Mais y a-t-il vraiment un bon moment pour avoir un enfant ? " Non ", répond, catégorique, Sandra Rey, fondatrice de la startup Glowee, qui développe une technologie de bioluminescence à partir de bactéries marines. " Il faut décoréler cette envie de sa vie professionnelle parce qu’il n’y aura jamais de timing idéal ", argue la dirigeante.
En l'occurrence, pour elle, les étoiles ne semblaient pas alignées de prime abord, puisque l’entreprise connaissait une dure crise financière. " J’allais devoir me séparer des trois quarts de mon équipe pour ne pas couler (18 à 5 personnes, ndlr), et lever des fonds avant de partir en congé maternité pour relever la barre ", se souvient Sandra Rey. Pourtant, l’entrepreneuse a préféré voir le verre à moitié plein : " Le fait d’être enceinte pendant cette période m’a beaucoup aidé à gérer cette crise, à prendre du recul. Glowee était toute ma vie avant, et là, je me suis dit ‘si ma boîte coule, la vie continue’, cette expérience m’a vraiment aidé à relativiser ".
Gérer de front une grossesse et la gestion de son entreprise suppose néanmoins une résistance à la pression, et notamment à celle qui peut être mise par les investisseurs. " J’étais beaucoup plus sereine que mes investisseurs, qui étaient très inquiets de savoir comment allait se passer cette période et qui allait me remplacer, ajoute Fanny Sockeel. Ils m’ont d’ailleurs fait rencontrer des femmes entrepreneuses de leur réseau pour me donner des conseils pour assurer la gestion de ma boîte jusqu’au dernier moment ".
Pour dissiper leurs craintes, l’entrepreneuse est malgré tout revenue aux commandes pour assurer les boards et les comités stratégiques de Primaa... une semaine tout juste après sa sortie de la maternité.
" Ne pas faire exploser sa charge mentale "
Mais gare à la sur-charge mentale. Toutes les entrepreneuses interrogées par Maddyness se sont imposées une série de principes pour conjuguer au mieux ces différents aspects de leur vie. La règle d’or consiste à bien segmenter sa vie professionnelle et sa vie personnelle. " Il faut arrêter avec les discours TEDx et les déclarations culpabilisantes qui affirment qu’on peut gérer son entreprise et sa maternité en même temps, sans problème, et d’une main de fer, à la Wonder Woman ", insiste Hermine Mauzé.
Quand ses filles étaient en bas âge, cette dernière assumait d’ailleurs pleinement de " lever le stylo à 17h30 pour aller profiter de mes enfants, qui, à 20 heures, sont déjà couchés ". La fondatrice de Yunikon Production se désole d’ailleurs de voir des mères qui, " par peur des réactions de leurs investisseurs, n’osent pas dire qu’elles ne bossent pas jusqu’à minuit… ".
"La clé, c’est de réussir à switcher de l’un à l’autre sans que ces deux mondes n’interfèrent"
Pour Fanny Sockeel aussi, le secret réside dans le fait de ne pas tout mélanger. " La clé, c’est de réussir à switcher de l’un à l’autre sans que ces deux mondes n’interfèrent ou ne se téléscopent, précise-t-elle, c’est essentiel pour ne pas faire exploser sa charge mentale. Je fais cette gymnastique intellectuelle pendant les 15 minutes de marche qui séparent mes deux vies. Ça me permet de faire la transition dans ma tête ". Une fois rentrée chez elle, elle laisse ses problèmes du travail sur le pas de la porte et ne rallume plus son ordinateur. " Si on s’occupe de ses enfants, on ne fait que ça. C’est du temps qu’on ne rattrapera plus après, il faut en profiter ".
Ces mamans entrepreneuses s’accordent sur un point, qui concerne aussi les salariés et salariées parents : une journée plus courte n’est pas synonyme d’un travail moindre. " Oui, je pars plus tôt pour aller chercher mon enfant le soir, mais je n’ai pas l’impression de travailler moins, indique Sandra Rey. Cette situation permet d’optimiser son temps de travail, qui devient plus intense et efficace. Mais quand l’enfant est là, c’est la priorité ".
Si la fondatrice de Glowee devait retenir une leçon de sa première grossesse, c’est l’importance de prendre du temps après l’accouchement pour se remettre d’un tel bouleversement. " Deux semaines après ma grossesse, j’étais devant un jury pour tenter de dénicher une subvention pour Glowee, face à une audience qui m’a pulvérisée, c’était une grosse erreur, confie-t-elle. J’ai aussi commencé à refaire du networking 10 jours après avoir accouché, je me suis retrouvé à pleurer dans les toilettes. Je n’étais vraiment pas prête à me socialiser, c’était beaucoup trop tôt, et je ne referai pas cette bêtise à l’arrivée de mon deuxième enfant. Il faut prendre du temps et accepter qu’on est dans une période de fragilité émotionnelle, on ne peut pas tout gérer ".
Une autre décision permet aux femmes entrepreneuses d’alléger leur charge quand elle attendent un enfant ou en ont en bas âge : prendre un bras droit. C’est le choix qu’a fait la fondatrice de Primaa pour rassurer ses investisseurs et se délester de ses tâches récurrentes. " Je l’ai formée pendant trois ou quatre mois pour qu’elle prenne la relève sur la comptabilité, les ressources humaines, le paiement des fournisseurs et l’entretien du bureau, raconte Fanny Sockeel. C’est rassurant de se dire que, même si je ne suis plus là demain, les salariés continueront d’être payés, il y aura toujours du café au bureau et la boîte continuera de tourner ".
Chez Glowee, Sandra Rey a aussi recruté une personne à la direction des opérations, " pour ne pas avoir à allumer mon ordinateur pendant mon congé maternité, ou alors seulement pour prendre des décisions stratégiques. Cette expérience m’a permis de réorganiser profondément mon entreprise, de faire en sorte que tout ne repose plus sur moi. C’est beaucoup plus sain de ne pas se rendre indispensable pour sa société, de laisser gérer et faire confiance à ses collaborateurs ".
Et si l’aide des proches est un vrai soutien pour ces femmes aux journées bien remplies, parfois il est dur de continuer à avancer sur tous les fronts. " Un jour, j’étais en route pour aller chercher ma fille à la crèche, après une journée compliquée au travail, au téléphone avec mon mari (militaire, ndlr) qui a du raccrocher précipitamment parce que ‘ça tirait dans le camp’, se souvient Hermine Mauzé. Je me suis assise sur un banc, et j’ai pensé à arrêter de travailler ".
Si cette idée lui est rapidement passée, l’entrepreneuse a tout de même décidé d’agir à son échelle en créant la plateforme Yunikon Education, pour doper le moral des entrepreneuses (mais aussi des entrepreneurs) pendant les coups durs ou périodes difficiles, et leur donner des ressources pour créer et développer leur entreprise et " surmonter un quotidien pas toujours simple ", euphémise sa créatrice.
Mais pour des femmes qui, jusqu’alors, considéraient leur entreprise comme leur bébé, à qui elles dédiaient une grande partie de leur vie, devenir mère leur a permis de relativiser. " Avoir un enfant est le meilleur moyen de dédramatiser ses problèmes professionnels, conclut Fanny Sockeel. Cette étape permet de revoir ses priorités. Les pitchs et les interviews se reculent ou se remplacent, pas les enfants, rien n’est plus important qu’eux au bout du compte ".