Cet article est republié à partir de The Conversation France
Le lancement sur M6 de la nouvelle saison de l’émission de télé-réalité Patron incognito, a fait beaucoup réagir les internautes sur les réseaux sociaux. Dans chaque épisode, un patron prétendant être un nouvel employé s’immerge dans son entreprise auprès de ses salariés afin de (re)découvrir la réalité de l’organisation de la production. À la fin de l’épisode, le patron dévoile son identité à ses employés et tire des leçons de ses observations, notamment en prenant des décisions concernant leurs contrats et salaires.
Mais pourquoi cette émission provoque-t-elle tant de réactions ?
Contrairement à la fiction, les émissions de " télé-réalité " promettent un accès direct à des échanges pris sur le vif. Cette promesse cache cependant toute une série de filtres et de choix éditoriaux qui façonnent les interactions et les scènes représentées. La télé-réalité produit donc des représentations de phénomènes sociaux, et notamment de l’organisation et du travail, qui sont loin d’être neutres. Elles sont au contraire imprégnées de discours moraux qui façonnent et valorisent une certaine éthique du travail. En gratifiant – intentionnellement ou non – un discours moral particulier, les émissions de télé-réalité annihilent les interprétations alternatives et les questionnements éthiques des interactions sociales pourtant complexes qui sont représentées.
Déchiffrer les discours moraux
Dans un article académique publié récemment dans Journal of Business Ethics, nous montrons, avec mes coauteurs, comment les pratiques éditoriales de la télé-réalité participent intentionnellement ou non, à la construction de représentations sociales imprégnées d’une moralité pervasive. Partant de ces résultats, voici quelques pistes de réflexion qui peuvent mettre en lumière ce qui, dans l’émission Patron incognito, représente et construit une image particulière de ce qu’est un " bon patron " et de ce que sont de " bons employés ".
Tout d’abord, la structure narrative des épisodes révèle le sujet central de l’émission et la construction de personnages clés autour desquels vont se former une certaine représentation morale. Dans la nouvelle saison de Patron incognito, deux catégories de personnages sont construites : le " patron " et les " employés ". Si dans la version originale de cette émission (Undercover Boss) le but affiché était de réduire un fossé perçu entre patrons et employés en créant les conditions d’une plus grande empathie des patrons envers leurs salariés, les personnages de Patron Incognito semblent construits dans une relation d’opposition. Il y a d’un côté un patron déguisé, qui connaît le but réel de l’émission, et de l’autre les employés observés par leur patron sans le savoir, étant ainsi mis à défaut.
Des codes classiques
Cette relation de dupe reprend par ailleurs un thème classique de l’imaginaire collectif, celui du dominant qui se déguise en subalterne afin d’observer ces derniers à leur insu. Ce subterfuge nourrit parfois l’empathie (comme dans La Chronique de l’histoire d’Henri Cinquième de Shakespeare) mais aussi la fureur (comme dans le mythe de Lycaon) du dominant.
Le côté cocasse de la situation fait écho à des codes classiques du théâtre comique, où les personnages dupés sont mis par avance en échec. Ainsi, le " patron " et " les employés " sont mis dans une relation de pouvoir asymétrique qui accentue la scission entre les deux catégories socioprofessionnelles représentées et renforce une relation de subordination déjà existante. Tout comme dans Le Jeu de l’amour et du hasard, les subterfuges du déguisement, où les dominants se travestissent en subalternes (en se donnant parfois une allure comique et ridicule), ne suffisent pas à effacer les déterminismes sociaux, mais ont plutôt tendance à essentialiser les rapports de domination.
En fin d’émission, l’occasion est donnée au " patron " de dévoiler son identité face à ses salariés et il/elle a la possibilité de prendre des décisions qui auront un impact fort et direct sur la vie de ces derniers. Cette possibilité, ainsi que la structure de ce dernier échange, accentuent encore la relation de subordination entre ces deux catégories de personnages. En outre, cet échange final est souvent l’occasion pour le patron de se montrer empathique et amical, en prenant une décision favorable aux employés. L’image du patron paternaliste et bienveillant peut alors être véhiculée et valorisée par l’émission. Cette représentation est d’ailleurs parfois directement acclamée par la presse et les médias.
Accès à la parole
Un autre filtre majeur dans la construction d’un discours moral particulier est révélé par la prise de parole. Qui prend la parole, dans quel contexte et pendant combien de temps ? Certains personnages-clés bénéficient d’un accès plus régulier et plus long à la parole, ce qui donne plus de poids et de corps à leurs opinions. La parole face caméra est particulièrement significative : elle permet de donner du sens à des scènes qui sont proposées à l’écran, de justifier points de vue et ressenti, dans un discours directement adressé au public. Ce faisant, les personnages ayant davantage accès à la parole face caméra ont le pouvoir de façonner l’interprétation de ce qui est vu.
Outre les personnages prenant part aux interactions, les émissions de télé-réalité utilisent souvent la voix d’un narrateur. Bien qu’invisible, le narrateur apparaît comme un personnage omnipotent, détaché des interactions observées et donc " objectif ". Par cette position privilégiée, il guide le public dans l’interprétation des scènes avec ses commentaires.
La parole du narrateur est particulièrement importante dans la construction de représentations morales. Par exemple, lorsque le narrateur explique qu’un employé est perdu alors que l’image montre ledit employé en train de travailler, il ne laisse plus le choix au téléspectateur d’interpréter la scène autrement. Le narrateur donne du sens (ou impose un sens) aux interactions représentées. Sa position lui permet de clore le débat : les éventuelles ambiguïtés et interprétations alternatives des scènes présentées disparaissent. Il construit et valorise ainsi une interprétation, souvent imprégnée d’une vision morale particulière.
Le patron super-héros et les employés incognito
La valorisation d’un point de vue à travers la structure narrative, le déséquilibre de la prise de parole et la narration permettent de passer sous silence les interprétations alternatives et les questionnements éthiques que pourraient soulever les scènes et interactions représentées. S’ajoutent à cela de nombreux filtres qui participent à la construction d’un certain discours moral : le montage, le ton utilisé par le narrateur, l’angle de la caméra, les effets sonores et musicaux, etc. Les émissions de télé-réalité mettent donc leurs spectateurs face à une ambiguïté : elles montrent des interactions reflétant des relations sociales et des jeux de pouvoir complexes tout en simplifiant leur interprétation en valorisant un point de vue particulier. Certaines questions éthiques passent ainsi complètement sous silence.
Dans la nouvelle saison de Patron incognito, on s’aperçoit vite que le patron est à l’honneur. Il occupe la place centrale du narratif de l’émission. L’épisode démarre par son histoire, on suit sa transformation physique pour ne pas être reconnu de ses employés, il bénéficie d’un accès privilégié à la parole, et il dirige l’échange final. C’est encore le patron que les médias interrogent a posteriori pour parler de leurs employés. L’émission construit l’image d’un patron super-héros et plein d’empathie, dont l’intervention miraculeuse permet à quelques employés triés sur le volet d’obtenir un meilleur contrat ou une augmentation de salaire. Les possibles dysfonctionnements organisationnels plus larges de l’entreprise ne sont pas questionnés.
Les employés sont quant à eux découverts dans le feu de l’action, on filme leurs moments d’égarement, de confusion et leurs potentielles erreurs et maladresses. Ils continuent de former une masse peu distincte et fluctuante " d’incognitos " dont on ne sait que peu de choses. La distance entre patron et employés est ainsi renforcée et essentialisée. Bien que le subterfuge soit central pour le récit, les filtres et choix éditoriaux passent sous silence les questionnements éthiques liés au fait que les employés sont dupés, sur leur lieu de travail, et par leur patron. Le lien de subordination leur permet-il de refuser facilement que leur image soit utilisée dans le cadre de l’émission ? Auraient-ils eu envie de partager des éléments de leur vie privée à leur employeur s’ils en avaient eu le choix ? On peut se poser la question.
Carine Farias, Associate Professor in Entrepreneurship and Business Ethics, IÉSEG School of Management