16 mai 2021. Julie Moynat, développeuse web et consultante en accessibilité numérique, reçoit une lettre dans laquelle elle découvre une assignation à comparaître devant le tribunal judiciaire de Paris. Cette dernière y apprend que Facil'iti, startup qui propose une " solution d’accessibilité numérique ", lui demande 5 000 euros de dommages et intérêts pour dénigrement, auxquels elle ajoute 5 500 euros " au titre des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ", peut-on lire dans un article de blog publié par l’accusée.
En cause ? Sa réponse, retirée depuis, à un tweet de Cédric O citant Facil'iti. Comme d’autres acteurs de l’accessibilité numérique - secteur qui consiste à rendre les services en ligne accessibles aux personnes en situation de handicap - la développeuse y exprimait sa réserve quant à la promesse affichée par l'entreprise.
Ce matin, aux côtés de @ShowroompriveFR pour le lancement de @FACIL_iti, qui permettra de rendre son site accessible aux personnes en situation de handicap et du partenariat avec @Mirakl, dont l’objectif est de lancer sa #marketplace.
Bel exemple #TechForGood à suivre ! pic.twitter.com/Wquqn2Tas3— Cédric O (@cedric_o) November 20, 2020
" Ces soi-disant outils d’accessibilité font croire aux sociétés qui l'installent que ça va les mettre en conformité au regard des obligations légales en matière d’accessibilité, mais il n'en est rien, c’est un écran de fumée ", explique à Maddyness un expert en accessibilité numérique, qui a préféré rester anonyme par peur d’être poursuivi, " puisque FACIL’iti attaque les personnes qui émettent un regard critique" . La startup serait en litige juridique avec au moins trois sociétés spécialisées en accessibilité en France, dont Koena. Contactée par Maddyness, FACIL'iti a confirmé une procédure en cours, justifiant ainsi de ne pas pouvoir "apporter plus de précisions pour le moment" .
Questionné sur la nature de son service, Frédéric Sudraud, fondateur de l'entreprise, explique que "c’est une solution externe et clé en main qui offre une grande personnalisation du site pour couvrir de nombreuses formes de troubles ou de handicaps" . Et de préciser : "l'idéal est d'associer différentes méthodes pour couvrir un maximum de besoins et ainsi, rendre un site accessible au plus grand nombre" .
Des communications " ambigües "
" On a tendance à mettre beaucoup de choses derrière le terme d’accessibilité numérique, poursuit Olivier Nourry, expert de la question et co-fondateur de la startup Be Player One. Certains outils utilisent cette notion comme affichage marketing, ils jouent sur l’ambiguïté en présentant leurs offres de confort comme des solutions adaptées aux personnes en situation de handicap, ce qui n’est souvent pas le cas ". De plus, le consultant en accessibilité déplore le prix auquel est affiché ce type de solutions (plusieurs centaines d'euros par mois qui suit une mise en service payante pour quelques milliers d'euros selon nos recherches, ndlr), " alors que certains navigateurs sont déjà outillés pour compenser des besoins de vision par exemple, et que des solutions gratuites et en OpenSource, comme Orange Confort+, existent ".
L’accessibilité numérique est une obligation prévue par un texte de loi, datant de 2005, pour l’égalité des droits et des chances. Édité par la direction interministérielle du numérique (Dinum), le RGAA (référentiel général d’amélioration de l’accessibilité) en énonce même les grands principes. Depuis 2019, les entreprises privées qui enregistrent un chiffre d’affaires de plus de 250 millions d’euros sont aussi obligées de faire un audit de leur site et de déclarer leur niveau d’accessibilité.
Cette législation, qui ouvre un nouveau marché, a probablement mis la puce à l’oreille de certains entrepreneurs en quête d’opportunités. " C’est le monde des startups : dès qu’un problème de marché se pose, une jeune pousse pense pouvoir s’engouffrer dedans pour régler le problème, analyse Frédéric Bardeau, président et co-fondateur de Simplon. Mais si le traitement qui en est fait est partiel, et que le seul but est de créer un business rentable, alors l’entreprise peut, par son action, contourner le problème et rendre invisibles les solutions plus approfondies ".
Quelles que soient les motivations - être conformes à leur politique RSE, éviter le bad buzz ou ne pas payer une amende pouvant grimper jusqu’à 20 000 euros -, les entreprises se mettent donc à chercher des solutions pour se mettre en règle. " Et elles sont naturellement attirées vers des offres fausses mais séduisantes, qui proposent des solutions miracles et promettent de rendre leur site accessible en ajoutant une ligne de code ", déplore Olivier Nourry. L’expert souligne d’ailleurs qu’aux Etats-Unis, plusieurs startups sur ce créneau ont été attaquées en justice, " mais elles sont imbattables car elles comprennent dans leur modèle un fonds d’indemnisation en cas de procès ".
Sans dénigrer l’intérêt que peuvent présenter ces solutions, Marion Ranvier, fondatrice de la startup Adapt My Web, depuis rachetée par Contentsquare, appelle à se méfier des communications mensongères. " Une entreprise israélienne, AccessiBe, prétend être capable de faire l’audit d’un site et de le rendre accessible en 48 heures grâce à l’IA, c’est totalement faux, insiste l’entrepreneuse, devenue directrice de la Fondation Contentsquare. Certaines sociétés américaines qui utilisaient la solution ont d’ailleurs été poursuivies pour non-conformité aux règles d’accessibilité, alors qu’elles pensaient être aux normes ".
Une " guerre des religions "
Ces solutions englobent ce que les experts du secteur appellent des surcouches d’accessibilité, qui s’apparentent à des technologies d’assistance plutôt qu'à un véritable outil d’accessibilité. Pour expliquer cette nuance majeure, le cofondateur de Be Player One image : " Si une personne à mobilité réduite se voit prêter un fauteuil pour circuler dans un aéroport, ce matériel l’aidera, même s’il est standardisé, et donc pas adapté à sa morphologie ou ses besoins spécifiques. Mais si le bâtiment n’est pas doté de rampes et autres dispositifs pensés pour le passage d’un fauteuil, alors ce dernier ne lui servira plus à rien… La surcouche d’accessibilité en ligne, qui optimise l’affichage d’un site, c’est le fauteuil roulant, et le vrai travail d’audit et d’adaptation du code d’un site web, c’est le bâtiment accessible ".
Le petit monde de l’accessibilité numérique connait donc des luttes intestines sur les façons de procéder pour rendre le web plus accessible… Et ça urge, puisque " plus de 90% des sites internet ne sont pas accessibles aux personnes en situation de handicap ", se désole Frédéric Bardeau. " C’est une guerre des religions : les surcouches d’accessibilité n’adressent pas, ou mal, tous les types de handicap, mais cela permet d’instiguer une démarche encourageante de la part des entreprises, et c’est toujours ça de moins d’inaccessible pour certaines personnes ". De son côté, le fondateur de Simplon a tranché : " Il reste encore tellement de travail sur le Web qu’il faut bien faire feu de tout bois… Elles ne sont pas parfaites, mais je préfère qu’il y ait une multitude de solutions plutôt qu’uniquement quelques rares experts sérieux, qui traitent le problème en profondeur, mais n’adressent qu'1% des sites internet par manque de temps face à la demande ".
Même conclusion pour Marion Ranvier, qui a elle-même développé une solution en " plug-in ", Adapt My Web, qu’elle présente d’ailleurs de manière comme une " technologie d’assistance qui s’installe facilement sur les sites web pour personnaliser la lecture en ligne, mais qui ne rend pas un site vraiment accessible pour autant ". Selon elle, ce genre d’offres présentent surtout un intérêt en matière de sensibilisation aux entreprises : " C’est une première étape, un coup de pied dans la porte, pour entamer des discussions avec les marques sur l’accessibilité ". Depuis qu’elle a été racheté par Contentsquare, la solution d’Adapté My Web est ainsi offerte gratuitement à tous les clients de la scale-up.
La clé, c’est de former
Mais alors comment se pencher sérieusement sur le sujet et rendre véritablement son site accessible aux personnes en situation de handicap ? Tous les experts contactés par Maddyness l’affirment, la clé est dans la formation des développeurs. " Si tout l’argent investi dans ces solutions partielles était déplacé vers la formation des professionnels, on avancerait beaucoup plus vite ", avance Olivier Nourry.
" L’accessibilité est un sujet complexe, et le diable est dans les détails, ajoute Frédéric Bardeau. Il faut que tous les architectes du web en poste dans les entreprises soient formés pour régler le problème à la source, ‘by design’, et entretenir les sites au fil du temps ". Chez Simplon, startup qui propose des formations aux métiers du numérique, les codeurs peuvent d’ailleurs suivre le cursus " développer des sites web accessibles ", en partenariat avec Access42, qui délivre une certification reconnue par l’État. Et pour cause, son fondateur en est convaincu : " Le métier de développeur est déjà le plus en tension de tous les métiers, alors si le profil ajoute la compétence " accessibilité ", il peut être sûr d’être extrêmement convoité ", explique l’entrepreneur social, qui affirme voir grandir la pénurie de professionnels où experts qualifiés sur ces questions, " dont les services sont réservés deux ans à l’avance par les entreprises ".
" Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson, conclut, amusé, Olivier Nourry, dont l’entreprise Be Player One, propose de réaliser des audits de site et de les rendre accessibles en travaillant directement sur le code. Être 100% conforme aux normes d’accessibilité, c’est l’objectif que toute entreprise doit se donner, et, pour le faire, il faut former toute la chaîne de production puisque les meilleures personnes pour corriger un site web sont bel et bien celles qui l’ont conçu ".