Cet article article est republié à partir de The Conversation France
Le 30 novembre dernier, l’autorité de la concurrence britannique (CMA) ordonnait à Facebook de revendre la plate-forme Giphy, l’un des plus gros distributeurs de gifs sur Internet, dont elle avait fait l’acquisition quelques mois auparavant. Cette décision constitue une première en matière de contrôle des concentrations dans l’économie numérique ; alors que les " GAFAM " (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ont fait l’acquisition de plus de 700 entreprises depuis 2000, aucune de ces opérations n’avait jusqu’à présent été bloquée.
Les autorités de la concurrence font en effet face à deux obstacles qui limitent leurs possibilités d’intervention. Premièrement, la plupart de ces opérations n’arrivent pas sur leur bureau. Le cadre légal prévoit des seuils de notification sur base du chiffre d’affaires. Or, dans l’économie numérique, beaucoup de start-up ont un chiffre d’affaires peu élevé ; leur stratégie consiste à développer un produit, une application et un réseau, et à le monétiser ultérieurement. Les seuils de notifications sont donc rarement atteints.
Le deuxième obstacle est l’asymétrie d’information entre le contrôleur et le contrôlé. Les autorités de la concurrence ont la charge de contrôler un marché qui gagne tous les jours en complexité et en opacité. Comme le souligne l’économiste Jacques Crémer :
" Personne ne sait exactement comment les algorithmes déterminent les choix d’Amazon ou les classements de Booking. "
De plus, les plates-formes bénéficient d’un avantage en termes d’accès à l’information. Les GAFAM sont au centre d’un réseau d’utilisateurs sur lesquels ils collectent des données. Combinées au développement des techniques de méta-analyse des marchés, ces données donnent aux plates-formes des outils de prévision de l’évolution des marchés supérieurs à ceux dont disposent les autorités de la concurrence.
Il est pourtant essentiel pour les autorités de la concurrence d’être en mesure d’éviter que ces acquisitions par les GAFAM ne menacent la concurrence saine sur les marchés. C’est particulièrement le cas dans l’industrie du numérique, du fait d’une spécificité de cette industrie que les économistes appellent " externalités de réseau " : plus les utilisateurs d’un service sont nombreux, plus ce service a de la valeur pour ces utilisateurs. Les externalités de réseau impliquent que, passé un certain seuil dans le nombre d’utilisateurs, la puissance d’une entreprise s’autorenforce jusqu’à, éventuellement, atteindre une position dominante.
Acheter pour développer… ou tuer
Mais qu’adviendrait-il de cette position de super puissance si quelques programmeurs dans leur garage venaient à développer un nouveau produit supérieur à celui proposé par l’entreprise dominante, au point que suffisamment de ses utilisateurs commencent à s’en détourner et créent un nouveau réseau ? La plate-forme en place aurait en effet toutes les raisons de vouloir éviter une telle situation.
Avec des capitaux tels que ceux détenus par les GAFAM, un moyen d’empêcher l’entrée du nouveau produit sur le marché est, tout simplement, son achat à un stade de développement précoce. Une fois propriétaire, l’acquéreur peut intégrer le produit concurrent dans son écosystème, ou bien tout simplement stopper son développement. Dans les deux cas, la concurrence potentielle ne se matérialise jamais.
La stratégie d’achat-élimination de concurrents potentiels est connue sous le terme d’" acquisition tueuse " (" killer acquisition " en anglais). Le cas Facebook/Giphy en est un bon exemple. Avant son acquisition par Facebook, la plate-forme Giphy était en train de développer un service publicitaire assez prometteur : les publicitaires pouvaient souscrire à un service payant leur permettant d’inclure leur publicité dans des gifs. À la suite de l’achat de la plate-forme, Facebook avait interrompu ce service, se débarrassant ainsi d’un concurrent potentiel sur le marché publicitaire.
D’après notre étude portant sur les acquisitions des GAFAM entre 2015 et 2017, 60 % des services acquis cessent d’être proposés sous leur nom d’origine après leur achat. Bien sûr, toutes ces acquisitions n’ont pas pour objectif de " tuer " ; certaines visent au contraire à continuer le développement du produit acquis sous le nom de l’acquéreur.
Des documents internes d’entreprises dominantes semblent en effet démontrer que, avant de se lancer dans le développement d’un nouveau produit, le recours à l’achat est envisagé. Ainsi, les GAFAM pourraient externaliser une partie de leur R&D afin de bénéficier de l’agilité et de l’inventivité de start-up qui elles-mêmes n’auraient pas eu les capitaux ou le réseau nécessaire pour commercialiser leur invention. Afin de pouvoir dissocier les cas – problématiques – d’" acquisitions tueuses " des cas – légitimes – d’acquisitions de R&D, les autorités de la concurrence doivent adapter leurs outils d’analyse, qu’ils soient méthodologiques ou législatifs.
Mieux contrôler
D’un point de vue méthodologique, l’analyse du potentiel anticoncurrentiel d’une acquisition doit être adaptée aux spécificités économiques du marché du numérique, notamment à la présence d’externalités de réseau et la possibilité d’une concurrence potentielle exercée par des start-up.
Prenons le cas de l’acquisition de WhatsApp par Facebook, en 2014, pour 22 milliards de dollars. La Commission européenne a autorisé l’opération argumentant qu’il existait suffisamment de services de messagerie alternatifs, mais en sous-estimant probablement le rôle des effets de réseaux comme barrière à l’entrée. Par conséquent, l’accroissement du pouvoir de marché de Facebook résultant de cette acquisition a été sous-évalué.
Ensuite, alors même qu’à la date de son acquisition WhatsApp ne pouvait pas être considéré comme un concurrent direct de Facebook, puisque l’application n’offrait pas tous les services d’un réseau social, les deux entreprises avaient en commun aussi bien certaines fonctionnalités (en l’occurrence, de messagerie) que leurs bases d’utilisateurs. Ainsi, si WhatsApp avait voulu s’étendre aux autres services proposés par Facebook, la base d’utilisateurs potentiellement intéressés lui était déjà acquise. Pour cette raison, il est essentiel de considérer la dynamique du marché numérique dans l’analyse des forces concurrentielles auxquelles sont soumises les entreprises du secteur.
D’un point de vue législatif, des réformes du cadre de contrôle des concentrations dans l’économie numérique sont discutées, partout dans le monde. Pour répondre au faible nombre d’opérations effectivement examinées par une autorité de la concurrence, certains pays ont déjà mis en place une réforme de seuils légaux de notification. Par exemple, l’Autriche et l’Allemagne appliquent désormais un seuil de notification sur base du prix de la transaction.
Depuis mars 2021, la Commission européenne permet également aux États-membres de lui renvoyer l’examen d’opérations n’atteignant pas les seuils relatifs au chiffre d’affaires lorsque ce dernier ne reflète pas le potentiel concurrentiel, réel ou futur, d’au moins une des parties à la concentration.
Pour ce qui est des problèmes liés à l’asymétrie d’information entre plates-formes et autorités de la concurrence, la solution ne semble cependant pas encore avoir été trouvée. Certains experts envisagent le " renversement de la charge de la preuve " ; les parties à la concentration auraient la charge de démontrer l’absence d’effets anticoncurrentiels. Mais les opposants restent nombreux. Selon ces derniers, en plus d’aller à l’encontre du principe légal fondamental selon lequel le plaignant est tenu de prouver le dommage, une telle mesure risque de décourager les concentrations proconcurrentielles.
Ainsi, les autorités de la concurrence doivent continuer de s’adapter pour pouvoir assurer le juste équilibre entre concurrence sur le marché et incitants à l’innovation, et ce à la vitesse fulgurante des développements de l’industrie du numérique.
Axel Gautier, Professeur d'économie, HEC Liège, LCII (Liège Competition and Innovation Institute), Université de Liège et Laureen de Barsy, PhD candidate in Economics, Université de Liège