Article publié initialement le 15 décembre 2021
Elle aurait préféré être reconnue pour sa prestigieuse carrière plutôt que pour ses déconvenues avec Pinterest, la dernière entreprise dans laquelle Françoise Brougher a travaillé, entre 2018 et 2020. Cette ingénieure d’origine marseillaise, fille d’une journaliste et d’un professeur de mathématiques au collège, a vogué à travers le monde au gré des opportunités professionnelles qui se présentaient à elle. C’est finalement dans la Silicon Valley que la Franco-américaine, passée par Harvard, a connu ses plus belles expériences, comme vice-présidente chez Google ou encore directrice chez Square, l'autre entreprise de Jack Dorsey, le cofondateur de Twitter.
Déterminée à ne pas se laisser déstabiliser par le sexisme, qu’elle refuse de voir tant que ça ne contrarie pas ses ambitions, Françoise Brougher se confronte chez Pinterest "à un plafond de verre" qui l’empêche d’avancer. Licenciée au printemps 2020, la quinquagénaire (56 ans), jusqu’alors très discrète pour une dirigeante de la Silicon Valley, décide de sortir de l’ombre et de raconter son histoire. Elle poursuit aussi Pinterest, et retire finalement sa plainte à la faveur d'un règlement à l'amiable. Elle reçoit alors un chèque de 22,5 millions de dollars, un montant record aux Etats-Unis pour un litige lié à une discrimination de genre.
Françoise Brougher revient pour Maddyness sur son parcours et les enseignements qu'elle en a tirés.
Le sexisme dans les entreprises de la tech est une problématique aujourd’hui bien connue. Mais, jusqu’à votre dernière expérience professionnelle, cela ne vous a jamais bloqué dans votre carrière ?
Depuis mon école d’ingénieurs, l’ICAM, à Lille, je gravite dans un milieu où il y a peu de femmes, et c’est encore le cas aujourd’hui. Après 30 ans, la parité a peu progressé… Dans ces environnements, on comprend vite qu'en tant que femme on est différente, mais je suis d’un optimisme irrationnel, et donc je refuse de voir ce qui ne me plait pas. Pour moi, si quelqu’un est sexiste, ce n’est pas mon problème, c’est le sien. Cette mentalité m’a permis pendant longtemps de ne pas me mettre des bâtons dans les roues ni de me remettre en question. J’ai toujours réussi à naviguer dans ces milieux : je voulais changer le système de l’intérieur.
Quand je suis arrivée au Japon, à 22 ans, où je travaillais pour L'Oréal à l’intégration de systèmes d’information pour contrôler une usine, le directeur de l’informatique a démissionné à mon arrivée : je ne crois pas qu'il souhaitait travailler avec une femme, qui est, en plus, plus jeune que lui. Il est donc parti et j’ai repris toute cette tâche. Je m'adapte à tous les milieux dans lesquels je suis, mais je ne laisse pas les gens m’empêcher de réussir. Femme ou pas, j’ai toujours saisi les opportunités qui se présentaient à moi.
Vous arrivez chez Google en 2005. Là-bas, puis chez Square, tout se passe pour le mieux ?
J’ai commencé par travailler dans le conseil pour rembourser mon MBA à Harvard, puis je suis passée par de petites startups avant d’entrer chez Charles Schwab, une maison de courtage en bourse, au début de l’online trading. Quand je suis arrivée chez Google, c’était encore une petite boite de 2 000 personnes. J’ai eu la chance de travailler très près des fondateurs et du CEO de l’entreprise, et j’y ai appris énormément. Je dis souvent que j’aurais payé pour y être à ce moment-là. Je suis arrivée chez Square en 2013, et j’ai eu une nouvelle fois une très belle expérience, dans une société où l’équipe dirigeante était majoritairement composée de femmes. Dans ces deux sociétés, j’ai eu de la chance, je suis bien tombée.
L’éducation joue un rôle majeur dans la reproduction ou non des biais sexistes et des futures carrières des enfants. Petite fille, vous a-t-on encouragé à aller vers l’ingénierie et le secteur de la tech ?
Petite, je n’étais pas une geek au sens actuel. J’ai grandi dans les années 1980 et le premier ordinateur que j’ai touché était celui de mon école d’ingénieurs. Mais j’ai toujours été attirée par la science-fiction, je dévorais des bouquins sur le sujet, j’adorais les gadgets, c’était le moment où Sony sortait ses premiers walkmans ! J’avais aussi des facilités en maths et en physique, j’aimais beaucoup ça.
Mes parents ne m’ont pas poussé vers ces matières, mais ne m’ont jamais dissuadé de quoi que ce soit. J’ai grandi dans une famille où les gens sont très ouverts et indépendants. Dès le départ, on m’a dit de faire ce que je voulais, il n’y avait pas trop d’a priori chez moi. Ma mère était journaliste et mon père prof, et c’est très différent quand on vit dans une famille plutôt intellectuelle, qui n’était pas dans le business, et n’avait aucune idée de la difficulté ou non du secteur. Ils me disaient : tu aimes ça, go for it !
Quand vous arrivez chez Pinterest en 2018, comme numéro 2, vous ne pouvez plus passer outre les discriminations sexistes dont vous êtes victime ?
D’abord, j’ai vu un vrai challenge dans ce produit : il était très sous-monétisé, on comptait 250 millions d’utilisateurs à l’époque, et 10 000 espaces publicitaires pour un revenu de seulement 500 millions de dollars. Pour une société qui générait autant de trafic, il y avait un fossé à combler entre l’utilisation et la monétisation. J’ai vu ça comme une belle opportunité business. J’ai donc été embauchée en tant que COO - Chief Operating Officer -, le bras droit du CEO , mais je me suis rapidement rendue compte que j’étais seulement un jeton, qu’on m’avait mise là parce que ça faisait bien d’avoir une femme à ce poste. Au bout du compte, j'avais l'impression d'avoir moins de pouvoir de décision qu’un product manager lambda.
Quand je suis arrivée, Pinterest avait déjà 10 ans, et beaucoup de gens de la Silicon Valley m’avaient averti : on m’appelait pour me dire que des rumeurs circulaient à propos d’une culture d’entreprise nocive, que des experts ne comprenaient pas pourquoi cette entreprise n’arrivait pas à avancer… Une fois de plus dans ma carrière, je me suis dit ‘pas de problème, je peux changer ça'. J’ai toujours eu cette mentalité : quand j’avais 3 ans, je regardais mon frère aller nager, et le moniteur ma demandé si je savais nager aussi. J’ai répondu : ‘bien sûr’!' et j’ai finalement failli me noyer. Mais, cette fois, chez Pinterest, je me suis rendue compte que mon optimisme et ma détermination avaient des limites.
Qu’est-ce qui vous faisait ressentir cette exclusion que vous subissiez en tant que femme?
C’est ce qu’on appelle le gas-lighting (détournement cognitif) aux Etats-Unis. Ce concept vient d’un roman dans lequel un homme fait croire à sa femme qu’elle devient folle en diminuant la lumière petit à petit, jusqu’à ce qu’elle n’y voit plus rien. Cette métaphore signifie qu’on vous fait croire que vous êtes le problème. Donc on ne comprend pas ce qu’il se passe autour de nous, et c’est finalement la forme la plus commune de discrimination, beaucoup plus subtile qu’un type qui vous tape les fesses en allant chercher son café. Mais c’est destructeur et manipulateur.
Chez Pinterest, les proches du CEO, toujours les mêmes, prenaient toutes les décisions, j’en étais totalement exclue, et cela même quand ça touchait à mes équipes et mes prérogatives. Il était impossible pour moi de faire mon travail. J’ai senti ce phénomène grandir petit à petit. Quand on a commencé à travailler dans le but d’introduire la société en bourse, j’étais la plus expérimentée sur le sujet, j’avais fait tous les process auparavant pour Square, je connaissais bien les investisseurs et les banquiers… Et au moment de partir pour le roadshow, ils m’ont dit de rester à la maison. J’étais pourtant la personne chargée des revenus dans l’entreprise et c’est ce qui intéresse les banquiers. Ça a été un choc pour moi, je n’ai pas compris.
Pinterest a fini par vous licencier. Pourquoi?
Ils ont justifié mon licenciement en disant que j’avais de très mauvaises relations transfonctionnelles. Ils ont pris le prétexte d’une violente dispute qui a eu lieu avec l’un de mes collègues qui m’a fait une peer review (évaluation par les pairs, ndlr), que je n’ai d’ailleurs pas pu faire en retour, dans laquelle il dit que ma seule qualité est d’être la championne de la diversité… avec tout ce que j’avais fait pour la boite aux deux ans ! Je suis allée voir le CEO pour lui demander de réagir, puis les RH, ce que je n’avais jamais fait en trente ans de carrière, qui m’ont assuré qu’ils allaient m’aider. Et, quatre semaines après, ils m’ont dit qu’ils avaient fait une investigation, qu’il n’y avait aucune faute de la part de ce monsieur, et que j’étais virée.
La façon de faire m’a aussi écoeurée : le CEO m’a passé un coup de téléphone de 10 minutes pour me dire ça : j’avais l’impression d’être une stagiaire dans la société. J’étais vraiment victime de représailles : vous vous plaignez, on vous vire. Sauf que les lois californiennes protègent contre les discriminations. Comme j’étais discrète dans la Silicon Valley, ils ont dû se dire que je ne dirais rien, par fierté, et pour ne pas ébruiter mon licenciement. Ils ne m’ont vraiment pas comprise.
Décidez-vous d’aller tout de suite en justice après cet épisode ?
Au début, je ne voulais pas leur faire de procès mais écrire mon histoire. Quand j’ai été virée et que j’ai vu qu’ils ne voulaient pas négocier mon départ, j’ai tout de suite appelé un avocat. Je lui ai dit que je n’avais aucune envie d’aller en justice, mais il m’a répondu que si je publiais mon histoire sans les attaquer, eux pouvaient me poursuivre pour diffamation. J’ai donc du faire les deux. Je ne supportais pas qu’ils me demandent de mentir à mes équipes et de leur dire que je partais de mon propre chef. En plus il fallait que j’aide celui avec qui j’avais eu une dispute pour la transition et qu’il prenne ma place. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’une fois qu’on m’a enlevé mon job, on m’a tout enlevé, donc on m’a mise quelque part en position de force.
J’ai finalement touché 22,5 millions de dollars. J’en ai donné 2,5 directement à des organisations qui s’occupent d’aider les femmes et les minorités à rentrer dans le monde de la tech : DevColor, Black Girls Code et Last Mile Education Fund. Une grosse partie part à l’avocat et aux taxes, mais j’ai pu payer l’hypothèque de ma maison au passage et mettre le reste dans un Donor-Advised Fund, qui est un fonds charitable que je ne peux plus toucher, et que je vais donner au cours de ma vie à des associations. Le montant peut sembler énorme, et il l’est, mais les salaires sont tellement élevés dans la Silicon Valley que si j’étais restée chez Pinterest, j’aurais en fait gagné beaucoup plus.
Pourquoi était-il important de rendre votre histoire publique ?
Il y a une culture du silence, les femmes n’ont souvent pas envie de ressasser cela ou alors elles ont peur pour la suite de leur carrière. Moi je l’ai fait parce que j’ai un certain nombre de privilèges. J’ai travaillé pendant des années, j’ai bien gagné ma vie, donc je me suis dit ‘I did enough’, si je ne retravaille plus, ce n’est pas grave. Je me suis aussi dit que si je ne disais rien, personne ne le ferait. Depuis ce jour, il ne se passe pas une semaine sans qu’une femme me contacte pour me demander conseil. Ça m’a conforté dans le bien fondé de ma démarche. Les femmes victimes de discriminations sont de plus en plus nombreuses à parler, et chaque parole aide un petit peu plus les suivantes, même si on est encore loin du compte.
Cette histoire a fait de vous un role model. Vous êtes fière de porter cette casquette?
Oui et non. J’aimerais être reconnue pour l’ensemble de ma carrière plutôt que juste pour l’épisode Pinterest, qui est très court, brutal et non représentatif de mon travail. Les gens dans la Valley me connaissent, mais pas en dehors. D’en parler m’a donné une notoriété différente. Je suis donc très fière de ma carrière, je pense avoir de bonnes valeurs et aussi pas mal de chance. Ça ressemble au syndrome de l’imposteur de dire ça (rires), mais je pense que tout le monde connait une part de chance dans sa carrière, seulement les femmes l’assument plus que les hommes.
Vous gravitez dans la Silicon Valley depuis près de 20 ans. Pensez-vous que le sexisme tend à s'y résorber et que la situation s’améliore pour les femmes dans la tech ?
La Silicon Valley est un endroit unique dans le monde, où il y a des talents du monde entier. Personne n’est né en Californie. Lors de ma première réunion chez Google, on était 13 autour de la table, et 9 à être nés en dehors des Etats-Unis. Maintenant ça change malheureusement parce que ce milieu est devenu tellement élitiste… À l’époque, c’était surtout beaucoup d’ingénieurs qui voulaient créer des produits, avec l’envie de faire des choses marquantes, et c’était extrêmement riche !
Mais il y a toujours eu trop peu de femmes, et de moins en moins d’ailleurs ! Je pense qu’on était plus de femmes dans des postes à haute responsabilité quand je suis entrée chez Google que ce qu’il n’y en a aujourd’hui en proportion. La Silicon Valley est plus sexiste qu’avant. On se dit pourtant que les nouvelles générations sont sensibilisées, mais je n’ai pas l’impression que ce soit le cas. C’est une compétition, et quand on est dedans, c’est tellement intense qu’on recherche les gens qui nous ressemblent et on forme son petit club avec qui on avance. Les boys club se créent, se reproduisent et s’élargissent par définition.
Encore aujourd’hui, quand une femme fonde une startup, on lui dit de trouver un homme cofondateur, et quand il est là, on n’écoute plus que lui. Maintenant, les investisseurs s’en rendent compte et embauchent plus de femmes aussi, et des fonds spécialisés pour les femmes et les minorités naissent, c’est ce qui me permet aussi de rester optimiste pour la suite !
Pour agir concrètement, le mentorat est-il une bonne option selon vous ?
Aux Etats-Unis, la notion de mentorat tend à se dissoudre au profit de celle de sponsorship (parrainage, ndlr). Un mentor vous dit simplement quoi faire, de façon très paternaliste, alors qu’un sponsor, que vous soyez là ou pas, fera votre promotion et se battra pour votre réussite. Ça fait bien de dire qu’on est mentor aujourd’hui, mais est-ce que ça aide vraiment? Je n’en suis pas convaincue du tout.
Quels sont vos projets pour la suite de votre carrière?
J’ai eu une année assez difficile personnellement, donc je n’ai pas passé beaucoup de temps à regarder si des opportunités se présentaient. Je recommence seulement à reparler à des gens, pour intégrer des conseils d’administration par exemple. Mais, ce qui est sûr, c’est que si je prends un poste maintenant, ce sera CEO ou rien. Je ne veux plus rien devoir à personne, surtout pas à un homme (rires).
Avec mon mari, on investit aussi dans des petites startups et je passe beaucoup de temps à conseiller des entrepreneurs autour de moi. C’est un moyen pour moi de rendre ce que j’ai souvent eu la chance de recevoir dans ma carrière.