Article initialement publié le 29 juin 2021
Il suffit de jeter un rapide coup d'œil sur les plateformes d’Ulule ou de KissKissBankBank. Elles débordent de campagnes de financement participatif pour des nouvelles marques de mode toutes présentées comme responsables. Ce phénomène se structure depuis quelques années. Certaines sociétés comme le Slip français née en 2012, 1083 sortie de terre en 2013 ou encore Hopaal, qui existe depuis 2016, ont tracé la voie d'une mode plus responsable. Autrefois alternatif, ce choix devient aujourd’hui une norme, sous la pression des consommateurs et consommatrices. Mais malgré le défrichage de leurs aînés et aînées, les créateurs ou créatrices en herbe sont encore confrontés à de nombreux freins.
Un pré-requis pour se lancer
Il y a encore quelques années, créer une marque de mode avec des valeurs responsables était encore marginal, remarque Thomas Huriez, fondateur de 1083 - entreprise spécialisée dans les jeans durables et qui se revendique Made in France. "En 2013, lorsque j’ai débuté 1083, les mentalités commençaient tout juste à évoluer. Arnaud Montebourg avait notamment fait la Une du Parisien avec une marinière et on sentait une sorte d’attention nouvelle autour du Made in France. Aujourd’hui, c’est devenu un pré-requis. Les marques ont compris que cet engagement était nécessaire" . On imaginerait difficilement un entrepreneur lancer "une marque de vêtements fabriqués à partir de coton conventionnel au Bangladesh" , reconnaît Clément Maulavé, co-fondateur d’Hopaal, producteur de vêtements recyclés.
Aujourd’hui, une importante partie des Français et des Françaises attendent des marques qu’elles s’engagent. Lors d’une étude réalisée en 2019 par l’Institut français de la mode et Première Vision, Gildas Minvielle, directeur de la Chaire IFM-Première Vision, notait déjà "qu'une partie des consommateurs consomment moins mais mieux. Ils sont prêts à payer plus et compenser en achetant moins de produits" . La pandémie n’a apparemment pas gelé ces bonnes intentions. La même étude, réalisée un an plus tard, montrait que 64% des consommateurs envisageaient d’acheter un produit de mode responsable dans les mois à venir. La création des produits dans le pays et le choix des matières premières étaient les principaux points d’attention retenus.
Des attentes entendues par les créateurs qui n'hésitent pas à afficher des labels GOTS ou Oeko tex pour mettre en avant la qualité de leur matière première. D’autres professionnels du secteur en ont aussi pris la mesure. Dans le cadre de la chaire développement durable IFM-Kering, l’Institut français de la mode a développé le certificat Fashion Sustainability, décrit sur son site comme "un programme interdisciplinaire conçu pour fournir aux étudiants les connaissances et les compétences nécessaires pour faire progresser les pratiques de durabilité dans l'industrie de la mode et du luxe".
Reste à savoir ce qui se cache derrière les notions de responsabilité, d’éthique et de durabilité dont les emplois diffèrent d’un entrepreneur à l’autre. Chez Splice, Ubac, Olly ou encore Ateliers Unes on se concentre sur un ou plusieurs des points suivants : le mode de culture de la matière première, les usines de fabrication en France, le packaging responsable, la pré-commande, l'éco-conception pour éviter les pertes ou encore la logistique pour réduire l’impact. Face à la concurrence, il est souvent nécessaire de multiplier les critères pour se différencier des autres marques. "Il faut prendre le temps de réfléchir aux valeurs essentielles que l’on souhaite porter au travers de ce nouveau projet, aux problématiques auxquelles on souhaite répondre. Même s’il est très compliqué dans un premier temps de mener à bien l’ensemble de ces actions, il est primordial d’avoir une vision claire" , conseille Carine Bozon, co-fondatrice d’Aglaïa & co.
Une filière textile "opaque"
Entreprendre dans le secteur de la mode éco-responsable est un chemin semé d'embûches pour celles et ceux qui s’y risquent. Pour coller au plus près des valeurs qu’ils revendiquent, les entrepreneurs se confrontent en effet à un lot de complexités techniques. "Partir d’une feuille blanche et tout construire à partir d’une vision demande moins d’effort que de changer une marque existante, estime Éloïse Moigno, fondatrice du label de mode éthique SloWeAre. Mais il faut créer toute sa chaîne de valeurs, trouver les bonnes personnes, les matières adéquates…" .
En effet, les entrepreneurs et entrepreneuses qui se lancent dans cette aventure ont tout à construire, surtout lorsqu’elles ne viennent pas de ce milieu professionnel, ce qui est souvent le cas. “Avec Mathieu Couacault, nous nous sommes rencontrés en école de commerce, à Toulouse. Quand on a décidé de lancer notre marque, nous n’avions aucune connaissance du marché, explique Clément Maulavé. C’était compliqué car nous n’avions pas de ressources disponibles, ni même de réseau de fabricants” . Même son de cloche pour Marion Lemaire, fondatrice de Splice : "Au départ, tout était difficile car c’était nouveau pour moi. Je viens du monde de l’informatique où j’ai été directrice de projet pendant 20 ans. J’ai donc dû trouver les acteurs de la filière, les rencontrer, apprendre à connaître la matière…" .
Le premier défi consiste à trouver des fournisseurs en accord avec les valeurs portées par sa marque. "La filière du tissu est très opaque, avec une multitude de fournisseurs et d’intermédiaires, précise Anaïs Goussy, fondatrice de la marque Janecio. Il est souvent très difficile de remonter la filière, chaque partie prenante étant spécialisée dans un type de tissu ou dans une étape de fabrication" . Une situation qu’a bien connue Mathilde Blettery, co-fondatrice de la marque de baskets Ubac : "Nous avons rencontré des difficultés à trouver des fournisseurs, notamment parce que nous utilisons une nouvelle matière pour la chaussure, la laine recyclée. Cela demande beaucoup de réflexion : "Pourquoi est-elle moins intéressante que telle ou telle matière ? Comment peut-on éviter une teinture ? Ce dernier cuir vegan proposé est-il vraiment à faible impact ? Il y a beaucoup de greenwashing du côté des fabricants de matière et il faut constamment rester vigilant" .
Rester en cohésion avec ses valeurs implique, pour certaines marques, d’être capables de s’adapter, de modifier ses collections et d’abandonner certaines idées. La créatrice d'Olly, qui propose des sous-vêtements éthiques, cherchait par exemple une bande élastique en velours pour un nouveau modèle de soutien-gorge. "Nous avons trouvé beaucoup de produits répondant à nos critères esthétiques faits en Asie ou en Turquie, mais rien venant d’Europe… Nous avons donc décidé de renoncer à cette matière et de changer le design du modèle" , détaille Clémentine Girard, co-fondatrice de la marque.
Le casse-tête de la production
Et même une fois ces premiers obstacles techniques surmontés, il reste encore un enjeu de taille : trouver une usine prête à produire une petite quantité de pièces. Le choix de la production suppose aussi une série de questionnements : comment faire du ‘made in France’ sans produire des vêtements trop chers? Où trouver des usines dans lesquelles le minimum de commandes ne soit pas trop élevé pour sa jeune marque? Quelles usines ont le savoir-faire pour traiter ma matière première? Les salariés de tel ou tel atelier ont-ils des conditions de travail décentes? Les questions pleuvent et restent parfois sans réponse.
Les marques doivent d’ailleurs souvent faire des concessions pour allier leur ADN éthique à des prix raisonnables et une logistique supportable. "Le plus compliqué a été de trouver une usine qui répondait à ces trois critères : confection en Europe, petites quantités et possibilité de fournir le coton bio, précise Clémentine Girard à propos de sa marque Olly. Nous avons rapidement abandonné l’idée du ‘made in France’ pour des raisons de coût… Nous souhaitions rester abordable et ne pas devenir une marque de luxe. Nous avons trouvé un atelier en Hongrie avec lequel nous travaillons toujours aujourd’hui" . 71 Bis a aussi essayé mais l'entreprise s’est heurté aux problématiques tarifaires de la fabrication en France. Après une tentative de production dans l’Ouest de la France, la marque a opté pour une fabrication européenne. Pareil pour Matthieu Jungfer, co-fondateur d’Atelier Unes qui, après avoir lancé une production locale à Paris, s’est vite redirigé vers le Portugal pour réduire ses coûts.
Si les entreprises comme Splice et Ubac soulignent également la difficulté de trouver des usines capables de prendre en compte les contraintes de matières naturelles, comme la laine et le lin, plus difficiles à travailler que le synthétique, la plupart des marques interrogées par Maddyness insistent sur la difficulté de trouver des partenaires dans la production de pièces à la commande. "Pour les marques fonctionnant en système de pré-commande, comme c’est le cas pour la moitié de notre production chez Hopaal, il est primordial d’avoir une relation solide avec les fabricants, qui ont une place majeure dans le business, souligne Clément Maulavé. Il faut être conscient de la logistique titanesque que ça représente" .
Pour contourner le casse-tête de trouver une usine qui accepte de produire à la commande, Janecio a fait le choix d’internaliser la production de ses pièces dans son propre atelier, à Pau. "Ce fonctionnement nous permet de garantir la qualité, le respect de conditions de travail et le suivi des pièces de A à Z, de la confection à la livraison, en passant par la fabrication" , affirme Anaïs Goussy, en précisant que cela lui permet aussi d’éviter les usines qui acceptent de travailler à la commande mais appliquent "un coefficient multiplicateur impossible à absorber pour les jeunes marques" .
Un secteur textile en pleine évolution
Si les barrières sont donc encore nombreuses pour créer une marque vraiment éco-responsable, les marques Hopaal et 1083, respectivement créées en 2016 et 2013, notent une réelle amélioration dans la prise en compte de ces problématiques de la part du secteur textile. "En cinq ans, le marché français s’est beaucoup enrichi et ouvert, et aujourd'hui, les fabricants sont beaucoup plus attentifs à ces questions, note Clément Maulavé. En voyant des réussites comme Le Slip Français, 1083 ou Hopaal, ils ont compris que travailler avec des petites marques peut se transformer en très bonne idée" .
Thomas Huriez insiste sur la plus grande disponibilité des offres aujourd’hui pour les marques. "Quand j’ai lancé ma marque, j’ai cherché des fournisseurs et fabricants sur internet, mais ils n’étaient pas encore répertoriés sur Google, il fallait passer par les Pages Jaunes, ce qui mettait une barrière à l’entrée dans le secteur…, se remémore l’entrepreneur. Les industriels étaient plus frileux et avaient du mal à faire le pari de travailler avec des petites marques. Aujourd’hui, les difficultés ne sont plus les mêmes, on les trouve plus facilement, ils croient au ‘Made in France’, mais avec la multiplication de projets sur ce créneau, l’enjeu consiste plutôt à trouver un atelier qui n’est pas déjà débordé par des projets similaires" .
Un des obstacles, qui reste le même depuis ces dernières années, est la question du coût de ces produits. Car, en effet, produire de manière responsable, c’est aussi produire des pièces plus chères, sans compter le prix dédié à l’obtention de labels, qui pèse lourd dans la balance pour les jeunes marques. Et si, selon un sondage réalisé par Fashion Revolution, 81,5% des Français veulent consommer de manière éthique, quel prix sont-ils prêts à dépenser pour cela ? Sur ce point, les marques doivent marcher sur un fil, en jonglant entre ce qui est acceptable pour les clients et rentable pour leur entreprise.
Pas de solution miracle pour répondre à ce problème. Marion Lemaire, fondatrice de Splice, assume de son côté avoir "un modèle économique très fragile" , mais affirme avoir fait le choix de "privilégier les convictions au détriment des marges afin que les produits soient accessibles" . Anaïs Goussy, elle, préfère croire en un changement durable dans les pratiques de consommation, qui rendraient ces business viables financièrement. L’entrepreneuse assure : "Les prix de production sont forcément plus élevés qu’une fabrication à l’étranger… Mais c’est le prix de la qualité, du savoir-faire et du respect des salariés. C’est la valeur du vêtement. Cela demande de consacrer un budget plus important pour moins de pièces, mais c’est un mode de consommation plus durable. Et nombre de Français sont engagés dans ce changement" .
Le crowdfunding, un outil multitâches
Un des grands enjeux communs à la création de toute entreprise demeure le financement. Avant de pouvoir réaliser leurs premières ventes, les entrepreneurs de la mode doivent avancer les frais pour la conception des modèles, l’approvisionnement en matière première, la couture, la fabrication, les essayages, la logistique, la vente et le marketing.
Mais dans ce secteur doublement concurrentiel - avec les jeunes pousses et les grandes marques qui se mettent au 'vert' -, trouver des fonds reste parfois complexe même si les expériences varient. Perrine Dufourcq, co-fondatrice de 71bis et Clémentine Girard, co-fondatrice d’Olly, ont eu la chance de bénéficier du soutien de leurs banques au début de leur aventure. Mais tous les entrepreneurs n’ont pas cette chance. La fondatrice de Janecio, Anaïs Goussy, a d’abord investi ses finances personnelles avant de bénéficier, par la suite, du soutien du Réseau Entreprendre et de Bpifrance. Quant au choix de lever des fonds, celui-ci n'entre pas toujours en cohérence avec les valeurs des entrepreneurs. "Chez Hopaal nous avons réalisé un emprunt bancaire dès le départ avec le Réseau Entreprendre, la Nef la Caisse d’Epargne. Notre but était de réussir à s’autofinancer et de ne pas lever de fonds" , témoigne Clément Maulavé. Et même ceux qui auraient tenté estiment que les investisseurs sont "frileux" à l’idée d’investir dans "un secteur traditionnel" .
Dès lors, nombreuses sont les sociétés du secteur à se tourner vers crowdfunding pour lancer leur projet. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas là d’une simple alternative aux banques. "C’est un outil génial pour faire une étude de marché réelle car on peut savoir grâce aux précommandes, quelles sont les tailles à prévoir, quels sont les goûts de sa communauté, ses attentes" , résume Thomas Huriez. Finalement, ce type de campagne est parfois un atout à présenter aux banquiers pour recevoir un coup de pouce financier. Mais le financement participatif est aussi une manière "d’engager sa communauté" , estime Thomas Huriez en lui donnant un véritable rôle d’acteur dans le sens où il participe à l’émergence d’une marque ou d’une collection et donc d’une mode plus responsable.
Et face à la multiplication des marques, fidéliser sa communauté est primordial. "Dans l'économie physique, il y a une bonne rue marchande par ville donc cela fait des centaines d’emplacements potentiels où se développer mais au cours des dix dernières années, la meilleure des rues marchandes, est devenue Internet. Désormais il faut faire partie des cinq premières réponses de Google pour émerger" , constate Thomas Huriez. Ce qui oblige les marques à trouver des marchés de niche pour pouvoir sortir du lot, multiplier les engagements pour montrer pattes blanches et communiquer sur ces derniers en étant les plus transparentes possibles. Rien n'est décidément aisé dans ce secteur de la mode.