Cet article est republié à partir de The Conversation France
La pandémie de Covid-19 a bousculé nos habitudes et nos routines dans les domaines professionnel et privé. Dans ce contexte exceptionnel, un grand nombre de salariés sont passés au télétravail, alors que cette modalité d’activité était traditionnellement associée au statut des indépendants.
Chez les professions intellectuelles, les travailleurs indépendants avaient pour beaucoup commencé à fréquenter des espaces de coworking bien avant la pandémie. Ceux-ci offrent en effet une solution flexible et à moindre coût pour répondre à la quête d’un environnement social et convivial, sortant des cadres à la fois de l’entreprise classique et du travail à domicile, et permettant un rapprochement géographique entre lieux de vie et de travail.
Depuis les confinements successifs, ces espaces qui déjà se multipliaient, essaiment de plus en plus au-delà des métropoles, largement poussées par les pouvoirs publics.
Dans le cadre de notre consortium de recherche franco-canadien, nous nous intéressons à l’engouement pour ces espaces de travail et à leurs effets, supposés et réels, sur les territoires dans lesquels ils s’implantent – notamment leur contribution à la réduction des déplacements.
Trentenaires éduqués et formés
Le phénomène d’explosion des espaces de coworking, y compris en dehors des métropoles, s’inscrit dans des tendances sociétales plus globales, dont la prolifération des " tiers lieux " apparaît comme un aspect important.
Cette dynamique a été portée en grande partie par une population de trentenaires plutôt éduquée et formée, ayant grandi avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication et s’en servant largement dans le cadre de son activité professionnelle.
Il y a bien sûr parmi les coworkers une part grandissante d’urbains qui quittent les grandes villes pour changer de vie, choisissant de partir s’installer dans une ville moyenne ou une petite commune.
Mais cette population compte également des travailleurs déjà ancrés dans ces territoires, ou bien qui en sont originaires et y retournent après un emploi ou des études ailleurs.
Des conditions de vie et de travail choisies
Ces travailleurs installés dans des villes plus petites qui optent pour le coworking se distinguent des catégories plus anciennes implantées dans ces territoires, par leur niveau d’éducation notamment.
Ces nouveaux télétravailleurs privilégient la qualité du cadre de vie, le coût du logement et l’accessibilité dans leurs choix de localisation pour s’implanter dans des villes comme Fougères, Vichy, Valence, Quimper, Orléans, Albi, Chalon-sur-Saône, Angoulême, ou encore Vitré. Mieux dotée et davantage diplômée, cette population est supposée maîtriser ses conditions de vie et de travail, " choisies " et non plus " subies ".
Contrairement aux participants du mouvement des " gilets jaunes ", ils ne connaissent pas les inconvénients d’un modèle de travail imposant des navettes quotidiennes chronophages et coûteuses entre lieux de résidence et d’emploi. Cela n’exclut pas pour certains des situations précaires, mais il est clair que ces individus peuvent s’affranchir des contraintes spatiales et temporelles du modèle de travail classique, grâce à un accès privilégié au " nomadisme numérique ".
S’ils restent minoritaires parmi les actifs, leur mouvement est toutefois potentiellement annonciateur d’une transition sociétale plus large.
Les tiers lieux, dada des pouvoirs publics
Depuis plusieurs années, les pouvoirs publics s’intéressent aux " tiers lieux ", dont font partie les espaces de coworking. Le terme de " tiers lieu " désigne un lieu intermédiaire, à mi-chemin entre le " premier " lieu (le domicile) et le " second " (l’entreprise), entre les sphères publique et privée.
Lieu de rencontres, censé favoriser les échanges, le partage et l’émergence d’une communauté d’usagers, il englobe différentes formes, tels que les espaces de coworking principalement voués aux activités productives, mais également les fab labs, les hackerspaces, renvoyant à des activités plus diverses.
Ces tiers lieux sont notamment perçus comme un moyen de redynamiser les territoires et de réduire les mobilités polluantes. Le gouvernement français a ainsi récemment confirmé son engagement en faveur des tiers-lieux à hauteur de 130 millions d’euros, dont la moitié proviendra du plan de relance.
En 2018, un rapport a été commandé par le gouvernement pour dresser un état des lieux et développer des stratégies à venir sur le sujet. Les conclusions de ce rapport, qui ont été confirmées depuis par le récent rapport France tiers-lieux 2021, reflètent les grands espoirs mis dans leur développement et les ambitions que nourrissent les pouvoirs publics et les institutions à leur égard. La teneur globale de ces rapports est très largement enthousiaste et déjà tournée vers l’action.
Ils soulignent, entre autres, le rôle important des tiers lieux et des espaces de coworking comme leviers de dynamiques sociale et économique " très structurantes ".
Une révolution pour la mobilité ?
Ces documents mettent en avant le rôle précurseur des tiers lieux dans la promotion de nouvelles manières de travailler, dont le travail indépendant et le télétravail – et ceci bien avant la crise sanitaire (qui par la suite jouera un rôle catalyseur fort dans cette évolution).
Les tiers lieux et les espaces de coworking sont également qualifiés d’" acteurs essentiels de la transition numérique et écologique dans les territoires ". En séparant les sphères professionnelle et privée tout en offrant un lieu de travail plus proche du domicile, ils auraient un rôle potentiel à jouer pour la réduction des mobilités quotidiennes liées au travail.
De nombreuses régions ont d’ailleurs développé des programmes pour soutenir la création de tels lieux (par exemple : Île-de-France, Pays de la Loire, Centre-Val de Loire, Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, etc.).
Étude sur les comportements des coworkers
L’enthousiasme des pouvoirs publics et des acteurs du terrain incite néanmoins l’observateur scientifique à un regard plus critique. Ces lieux favorisent-ils réellement de nouvelles collaborations et une réduction des mobilités néfastes pour l’environnement, en les remplaçant par des pratiques plus vertueuses ? S’intègrent-ils bien dans le paysage socio-économique existant sur le territoire ? Quelle doit être l’implication des pouvoirs publics et des institutions dans le portage de ces lieux ? Telles sont les questions auxquelles nous tâchons de répondre dans le cadre du programme de recherche Peri#work.
L’analyse plus approfondie des comportements de coworkers révèle une réalité plus complexe. Notre équipe a réalisé en 2019 une trentaine de monographies de tiers lieux, avec une approche comparative à partir de terrains variés en France et à l’international.
Une enquête par questionnaire (en ligne) a en outre été effectuée entre le 10 avril et le 15 juin 2020, s’adressant aux utilisateurs des espaces de coworking (229 réponses complètes obtenues pour la France).
En complément, les mobilités des coworkers ont été étudiées plus en détail sur deux espaces implantés dans des territoires périphériques aux grandes métropoles (Nantes et Rennes, dans l’ouest de la France), s’appuyant sur des suivis GPS et des entretiens approfondis.
Pas d’effet probant sur l’usage de la voiture
Les conclusions de ce travail révèlent que l’argument intuitif et à première vue plausible de la contribution des espaces de coworking à la transition écologique s’avère trop simple.
On n’observe pas pour l’instant un effet significatif en faveur d’une réduction des mobilités automobiles chez les usagers de ces tiers lieux, bien qu’un certain nombre de déplacements professionnels tendent à être remplacés par des communications virtuelles depuis le début de la crise sanitaire.
L’usage de l’automobile occupe en effet encore une place importante, surtout dans les territoires situés à la périphérie des métropoles, par contrainte ou par absence d’alternatives, et ce malgré une " conscience écologique " prononcée chez les coworkers.
Un retour aux espaces de proximité
Si la mobilité ne diminue globalement pas, plusieurs évolutions notables concernent toutefois la façon dont les déplacements sont vécus par les coworkers et leur organisation au quotidien.
Le rapport entre mobilités " subies " et mobilités " choisies " a tendance à s’inverser au profit des secondes. De nouvelles valeurs associées à la mobilité émergent, qui rejaillissent notamment sur les déplacements longs, avec le souci de les minimiser, ou du moins de les rationaliser. C’est-à-dire de les réorganiser dans le but d’une plus grande efficacité – en privilégiant les transports en commun ou le covoiturage lorsque cela est possible, et en y associant plusieurs motifs ou objectifs.
Enfin, nous avons également constaté une réappropriation des espaces de proximité autour des lieux de travail et de résidence dans l’ensemble des dimensions de la vie quotidienne, que ce soit pour se nourrir, se loger, se cultiver, se divertir, etc. Ce réinvestissement de l’espace proche est d’autant plus fort que l’espace de coworking est éloigné des centres urbains.
Une tendance prometteuse à long terme
Les individus fréquentant un espace de coworking à la périphérie des métropoles sont vite rattrapés par la réalité, qui les conduit à se servir couramment d’une voiture. S’ils compensent par des engagements sur leur territoire ou une consommation locale, par exemple, leur sensibilité écologique n’en demeure pas moins entravée par un ensemble de contraintes matérielles.
C’est lorsqu’ils en seront libérés que les pratiques de mobilité pourront se transformer sur le long terme, en partie grâce à ces espaces de travail collaboratif et partagés.
Pour cela, certaines évolutions, relevant de l’action des pouvoirs publics, apparaissent néanmoins nécessaires : entre autres, le développement de nouveaux systèmes et/ou technologies de mobilité, l’accès et la relocalisation des services de proximité ou une meilleure reconnaissance par les entreprises de la légitimité du travail à distance à partir d’un espace de coworking.
Benoît Feildel, Maître de conférences en aménagement de l'espace et urbanisme, Université de Rennes 2; Anne-Laure Le Nadant, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Rennes 2 et Gerhard Krauss, Maître de conférences de sociologie, Université de Rennes 2