Lancer un magasin à contre-courant des grandes surfaces où les produits sont proposés à prix réduit - entre 20 et 30% de réduction - car ils possèdent des dates limites de consommation (DLC) courtes ou n'entrent pas dans les calibres de la grande distribution. C'est le pari un peu fou qu'ont fait, en 2018, Vincent Justin et Charles Lottman, ce dernier étant passé par la startup Phenix, elle aussi positionnée sur la lutte contre le gaspillage. D'un seul magasin installé en Bretagne, la marque Nous Anti-Gaspi en compte désormais plus d'une quinzaine, majoritairement dans le Grand Ouest et en Ile-de-France. Soutenue depuis ses débuts par Phenix - financièrement et humainement, la société parisienne a levé 8 millions d'euros auprès d'Eutopia, Quadia et Danone Manifesto Ventures en 2020. Vincent Justin revient pour Maddyness sur le développement de Nous Anti-Gaspi et ses challenges.
Trois ans après votre lancement, vous comptez 17 magasins et vous affichez 8 à 10 ouvertures par an. Comment vous-êtes vous développés ?
Nous avons tout d'abord choisi de ne pas nous implanter à Paris, même si avec Charles Lottman nous sommes parisiens. Nous voulions mettre en avant le caractère authentique de notre démarche. Nous sommes au service des agriculteurs aussi et nous voulions plutôt nous installer dans une zone rurale. À Paris, il y a tellement de solutions présentées que les nouvelles propositions sont noyées. Nous avons reçu un très bon accueil en Bretagne.
Ensuite, nous avons installé des magasins à Paris car l'alimentation y est cher et on savait qu'il y aurait un flux important. Nous avons répondu à un appel à projet de la ville de Paris sur l'alimentation pour tous.
Les nouvelles enseignes Nous Anti-Gaspi vous appartiennent ou avez-vous développé un système de franchise ?
Ce ne sont que des succursales. Nous restons une jeune entreprise et nous avons envie de conserver la souplesse de notre modèle sans avoir trop de contrainte. Dans notre modèle, les arrivages sont aléatoires, ce serait impossible de garantir un chiffre d'affaires mensuel. Nous achetons parfois des produits en grande quantité parce que nous savons qu'ils finiront à la poubelle si nous n'intervenons pas, ce qui oblige les responsables des magasins à tenter de vendre ce produit même si ce n'est pas le plus demandé. On ne pourrait pas imposer ce modèle dans le cadre d'une franchise.
Vous parlez de votre système d'approvisionnement et des arrivages aléatoires. Comment fonctionne votre logistique ?
Nous essayons de privilégier des produits locaux, récupérés à moins de 50km des fermes, au maximum. Aujourd'hui, 30% des produits dans nos magasins sont approvisionnés directement par des producteurs agricoles ou des PME locales qui transforment des fruits et des légumes. Nous faisons aussi appel à des grossistes ou des intermédiaires qui se retrouvent avec des stocks importants de produits frais sur les bras qu'ils doivent vendre très rapidement car leur consommation arrive bientôt à date. Nous avons récupéré 100 tonnes de tomates la semaine dernière.
Nous avons aussi des approvisionnements nationaux pour des articles comme l'huile d'olive qui ne sont pas produits en Bretagne, par exemple. Nous collaborons également avec des industriels comme Danone sur de grandes quantités de produits. C'est compliqué de travailler avec de tels acteurs car il faut arriver à une taille critique. Ils parlent en semi-tonnes de produits. Les produits frais sont répartis et livrés en direct. Les produits secs sont également envoyés dans les magasins à partir de notre plateforme de stockage à Vannes dont la logistique est désormais assurée par l'entreprise Stef. C'est à cause de l'implantation de nos lieux de stockage en Bretagne que nous avons concentré l'ouverture de nos enseignes dans le Grand-Ouest.
Vous parlez de taille critique. Comment avez-vous géré vos débuts ?
Nous avons eu quelques mois pénibles car nous n'avons pas une approche opportuniste. Nous ne profitons pas qu'une entreprise ait des surplus pour pouvoir racheter leur marchandise à bas prix. Nous cherchons à comprendre d'où vient le gaspillage chez nos fournisseurs pour développer des solutions alternatives afin de le limiter. Nous travaillons sur un circuit de récupération des fruits et légumes qui n'ont pas le bon calibre, par exemple. Cela nous permet de créer une relation sur le long terme afin de nous assurer un approvisionnement régulier.
Mon associé, Charles Lottman, a travaillé chez Phénix avant de lancer Nous Anti-Gaspi. Il était en lien avec les fournisseurs. Son expérience nous a permis de gagner du temps pour entrer en relation avec les fournisseurs.
Est-ce que la crise a été génératrice d'opportunités au niveau immobilier?
Nous pensions profiter d'une baisse des loyers en raison du nombre de commerces qui fermaient leurs portes. Mais en parallèle, les dark kitchens et les enseignes de livraison en 10 minutes -qui visent les mêmes surfaces que nous- sont arrivées. Elles ont levé tellement d'argent qu'elles ne négocient même pas le montant des loyers, ce qui entraine une inflation des prix. Et lorsque ce type d'enseignes s'installent en ville ce sont des commerces qui disparaissent.
Vous avez également noué un partenariat avec Klépierre cette année pour être présent dans un centre commercial, un modèle qui est à l'opposé du votre. Qu'espérez-vous de ce partenariat ?
Les loyers des centres commerciaux sont inaccessibles pour une petite entreprise. En comptant le loyer et les charges, on paierait deux fois plus cher que le prix de notre location actuelle. En parallèle, les foncières font face à un marché saturé et les enseignes présentes dans les grands centres sont toutes les mêmes. Dans le cadre de ce partenariat, nous ne payons pas de loyer mais Klépierre prend une participation sur nos résultats. C'est un test pour nous qui est moins engageant qu'un contrat sur trois ans.
C'est une zone de très gros flux qui va aussi nous permettre de tester notre gestion.
Quelles sont vos ambitions pour les 12 prochains mois ?
Nous ouvrons une dizaine d'enseignes par an et nous ambitionnons d'en avoir 50 d'ici 2024, époque à laquelle nous espérons être entièrement rentable. Les magasins le sont déjà mais pas la centrale pour le moment. Nous avons correctement maillé le Grand Ouest et commencé à ouvrir des magasins à Lille et en Ile-de-France. Nous visons désormais la région Rhône-Alpes car il y a beaucoup de producteurs dans la région et qu'on y trouve une véritable appétence pour ce sujet. Notre levée va contribuera à ce développement ainsi qu'à celui d'une plateforme de stockage et de distribution dans le sud de la France pour assurer les livraisons dans les nouvelles régions que nous adresserons.
Nous avons également lancé notre propre marque de produits cette année à base d'invendus. Nous récupérons les articles frais essentiellement, auxquels ils manquent quelques grammes par exemple. Ce sont donc des produits de très grande qualité comme du Beaufort mais comme ils n'ont pas le bon poids, ils ne peuvent pas bénéficier de l'AOP par exemple. Les producteurs ne savent pas comment les vendre, cela les obligerait à créer une nouvelle marque sans AOP, ils sont donc contents de cette solution. Nous envisageons de commercialiser notre marque dans des réseaux en dehors de nos enseignes Nous Anti-Gaspi.
En parallèle, nous avons testé cette année un concept épicerie-restauration en Bretagne où les produits invendus des magasins étaient utilisées pour cuisiner. Le concept a plu et nous souhaitons ouvrir un restaurant de 80 couverts qui ne servira que des plats réalisés à base de produits qui n'auraient pas trouvé preneurs dans la grande distribution. Nous voulons montrer qu'on peut faire de la bonne cuisine anti-gaspi.