" Il faudrait stériliser les femmes à l’embauche ". C’est ce qu’a répondu sa supérieure à Laetitia le jour où elle lui a appris sa grossesse, il y a 15 ans. " J’ai été choquée que ma patronne, qui est aussi mère, puisse réagir comme ça à une annonce qui devrait susciter des félicitations… ", se souvient-elle. Mais cette hostilité face à la grossesse dans le monde du travail a-t-elle évolué depuis ? " Rien n’a changé, se désole la quadragénaire. Il suffit de parler aux femmes proches autour de soi pour s’en rendre compte ". Et un baromètre du Défenseur des droits lui donne raison, puisqu’il révèle que la grossesse et la maternité constituent le troisième motif de discrimination cité par les femmes. Aujourd’hui, il existe encore des salariées comme Léa*, consultante RH, qui se voient forcées de signer une rupture conventionnelle suite à l’annonce d’une grossesse. " Je ne pouvais pas dire non à cette 'proposition', mon patron avait le bras très long dans le milieu et il m’a menacé de me griller auprès de tous ses contacts si je refusais ".
Une discrimination "acceptée"
La discrimination à l’encontre des femmes enceintes au travail est proscrite par le code du travail et par le code pénal. " Pourtant, tout se passe comme si elles étaient plus acceptées que les autres en entreprise, s’étonne Pierre Monclos, DRH de la startup Unow. On considère encore aisément aujourd’hui qu’il est normal d’écarter une femme d’une évolution de rémunération, d’un recrutement ou d’une carrière parce qu’elle veut des enfants ou qu’elle est enceinte ". Pour ce directeur des ressources humaines, ces discriminations sont tellement intégrées par les salariées que ces dernières ne protestent pas quand elles en sont victimes, car elles sont prises par une forme de culpabilité vis-à-vis de leur entreprise. " À l’époque, personne n’était choqué que les femmes n’aient pas le droit de vote, maintenant oui, et j’espère que, dans quelques années, on s’offusquera autant de ces discriminations envers les femmes enceintes ", martèle Pierre Monclos.
Parmi les préjudices subis, les salariées peuvent se voir écartées d’un recrutement, stopper leur évolution de carrière et de rémunération, voire même avoir le sentiment d’être " mises au placard ", comme c’était le cas de Camille*, à qui l’on n’a plus confié de nouvelles missions dès lors qu’on a su sa grossesse. " Cela peut aussi se jouer dans le quotidien au travail ", ajoute le DRH de Unow, qui a lui même été témoin dans certaines entreprises de remarques toxiques, " ce genre de fausses blagues comme ‘tu prends ton après-midi’ ou ‘ah, c’est pour ça qu’en ce moment tu es plus énervée’ qui contribuent à banaliser cette discrimination ".
Mais ce n’est pas tout : pour certaines employées, la gestion des trois premiers mois de grossesse au travail se révèle difficile. Grandes fatigues, nausées… Ces femmes doivent souvent cacher ces gênes au quotidien pour repas révéler leur grossesse dans une période où les fausses couches sont plus fréquentes. " Cela créé des moments cocasses au travail, admet Laetitia. J’avais des nausées à n’en plus finir et il m’arrivait de vomir cinq minutes avant de me mettre au boulot ou de m’arrêter sur le chemin, au retour du travail, parce que je ne tenais plus ".
Des réflexions qui poussent au départ
Pour y remédier, certaines personnalités prennent leur bâton de pèlerin, à l'image de la députée Paula Forteza, qui appelle à en finir avec ce " tabou des trois premiers mois ". Elle-même enceinte, la parlementaire a écrit une tribune qui invite les femmes à parler de leur situation rapidement pour " réclamer des ajustements auprès de nos employeurs " et éviter de " continuer leur routine comme si de rien n’était (…) alors que certaines femmes doivent se cacher pour vomir ou s’endorment à leur poste parce que leur corps les lâche ".
"Si tu ne veux pas bosser, il faut le dire"
Même une fois annoncée, les employeurs et ressources humaines ne sont pas toujours à l’écoute des besoins d’adaptations liés à la grossesse de leurs salariées. C’est la situation vécue par Ludivine*, qui était assistante commerciale dans une entreprise viticole. Si cette employée avait déjà été mise incitée à " avouer " sa grossesse alors qu’elle ne voulait pas encore le faire, la pression a continué ensuite. " Mon patron voulait que je remplace le préparateur de commandes qui était en vacances, ce qui revient à porter des cartons entre 12 et 20 kilos. J’ai refusé et il me disait ''si tu ne veux pas bosser, il faut le dire, ma femme portait des cartons même enceinte' ou 'ah non, c’est vrai, reste assise, on ne peut rien te demander puisqu’il ne faut pas t’abîmer'… J’ai décidé de ne pas vivre ma grossesse dans ces conditions et cette histoire s’est soldée par une rupture conventionnelle ".
Les discriminations liées à l’arrivée d’un enfant peuvent aussi toucher les pères. Julien*, graphiste, en a lui-même fait les frais dans son ancienne agence de communication. " Huit mois après mon embauche, mes deux anciens patrons m’ont balancé : ‘si on avait su que ta femme était enceinte, on ne t’aurait jamais embauché!’. La situation s’est dégradée quand il a fallu que je pose mes congés paternité. J’ai fait la demande dans les temps mais, quand ils ont reçu ma lettre, ils m’ont demandé si je croyais qu’ils m’avaient recruté pour ne rien faire… C’était trop, j’avais accumulé beaucoup de pression et j’ai fini par démissionner ".
Mais pourquoi ces pratiques discriminantes persistent ? Ce sujet est-il si compliqué à gérer pour les ressources humaines en interne ? " Non ! ", insiste Marjorie Boruel, responsable du recrutement dans la startup Qonto. " Si l’annonce est faite après trois mois de grossesse, l’entreprise a largement le temps de préparer l’absence de la personne… En plus, un congé maternité dure 16 semaines, c'est loin d’être impossible à gérer en terme d’organisation ". Cette professionnelle se désole de constater que les femmes quittent souvent leur emploi à ce moment-là parce qu’elles ne se sentent pas accompagnées par leur entreprise. " C’est dommageable pour elles, mais aussi pour la société qui a capitalisé sur cette salariée ".
Une responsabilité des RH
Marjorie Boruel l’affirme, chez Qonto, l’embauche et l'accompagnement des femmes enceintes n’est pas un sujet. " Le premier réflexe pour la salariée être d’être gênée ou de culpabiliser, alors qu’il n’y a aucune raison à cela ! ". Pour anticiper, la startup compte sur la futur maman pour recruter la personne qui va la remplacer, se préparer au départ et revenir sereinement. " On préfère recruter la bonne personne pour un poste et l’attendre trois mois plutôt que de miser sur quelqu’un de moins qualifié ". Pendant leur grossesse et à leur retour, les salariées peuvent bénéficier d’aménagements, comme le télétravail pour limiter le stress, et d’autres adaptations au cas par cas.
Chez Unow, les ressources humaines sont attentives à informer leurs salarié·e·s de cette bienveillance envers ces projets de vie en entreprise. " Les effets sont très positifs : les femmes enceintes ont moins peur de nous l’annoncer, cela nous permet d’organiser cette période d’absence en co-construction avec la salariée et ça contribue aussi à l’épanouissement des équipes ", précise Pierre Monclos. L’expert invite chaque entreprise à favoriser le travail flexible et à rédiger un contenu accessible à tout le monde, comme une charte, pour détailler sa politique RH en la matière.
Ce qui est sûr pour Léa*, c’est qu’elle ne se fera plus de sang d’encre pour annoncer sa grossesse. " Pour mes deux premiers enfants, les réactions négatives de mes précédentes entreprises ont été très dures à vivre pour moi… Après une série d’entretiens, j’ai récemment reçu une promesse d’embauche, mais je viens d’apprendre ma troisième grossesse. Je vais leur en parler avant de signer, jouer la transparence et, s’ils mettent un terme à ce recrutement, je me dirai que cette entreprise n’est simplement pas faite pour moi ".
* Les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes interviewées.