Maddyness : Les 18 derniers mois ont rebattu les cartes de l’organisation traditionnelle du travail, particulièrement dans les services. Vous avez également parlé d’acquis durable concernant le télétravail. En imaginant le futur, comment travaillerons-nous dans cinq ans ? Quels modèles existeront ?
Elisabeth Borne : Il y a eu des bouleversements majeurs dans l’organisation du travail à cause de la crise. (...) On remarque que le télétravail a eu certains bénéfices notamment concernant la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle pour les salariés. C’est particulièrement le cas quand on est dans des métropoles, comme en Île-de-France où les temps de transport sont longs. (...) C’est aussi intéressant en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Je pense que le télétravail peut aussi modifier la géographie de l’emploi dans le pays. Cela permet d’avoir des actifs qui se réimplantent dans des territoires où ils ne trouvaient plus forcément les emplois qui les intéressaient. Dans cet esprit, il y a un dispositif qui me semble intéressant, ce sont les tiers-lieux. Ils possèdent des espaces de coworking, des espaces de travail partagés. Ce modèle peut être utile dans le monde de demain où le travail sera hybride. (...) Les tiers-lieux offrent aussi l’occasion pour des personnes qui ne sont pas dans la même entreprise de se croiser, d’échanger et de développer des idées innovantes (...).
Cela peut aussi avoir un impact sur certains secteurs comme l’immobilier de bureau. Lors de discussions avec les entreprises installées dans des villes où l’immobilier coûte cher, on entend qu’elles pourraient réduire la surface de leur bureau de 30 à 50%. Cela va toucher le secteur mais aussi tous les services qui gravitent autour. (...) Il faut aussi être vigilant sur certains points comme l’isolement, ce qui renvoie au respect des règles du droit du travail et notamment du droit à la déconnexion avec la responsabilité, pour les entreprises, de s’assurer que le salarié travaille sur des plages horaires raisonnables.
Dans ce monde du travail en mutation, des emplois pourraient devenir obsolètes. Vous avez cité l’exemple de l’immobilier d’entreprise mais avec les transitions numérique et écologique, le phénomène pourrait prendre de l'ampleur dans d'autres secteurs. Comment faire pour éviter cette fracture ?
On va avoir une accélération de la transformation de notre économie - déjà à l'œuvre avec la transition écologique et numérique - ce qui signifie que la formation tout au long de la vie va être plus que jamais nécessaire. C’est un sujet sur lequel on investit beaucoup depuis le début du quinquennat notamment avec la réforme de la formation professionnelle. On a un outil, le CPF [compte professionnel de formation, NDLR], qui est très utile dans un contexte économique et d’emploi qui change car cela permet à chaque Français d’accéder directement à des formations. 16 millions d’actifs ont déjà utilisé l’application Mon compte formation. (...) On a un tiers des utilisateurs qui sont des demandeurs d’emploi (...).
On veut aussi que la formation soit un levier d’insertion. C’est tout l’enjeu du plan d’investissement de 15 milliards d’euros lancé au début du quinquennat pour la formation des jeunes et des demandeurs d’emploi peu ou pas qualifiés. On est passé de 800 000 demandeurs d’emplois formés en 2018 à 1,1 million l’an dernier malgré la crise et on veut aller encore plus loin. C’est un axe central du plan de relance avec le développement des formations vers les métiers stratégiques du plan de relance - la transition écologique, le numérique, l'industrie, les métiers du soin pour les jeunes.
Cela va modifier la manière d’envisager son orientation si on se dit qu’on peut faire un premier métier et être accompagné pour changer de métier plus tard
Le dispositif Transitions collectives vise précisément à changer de métier et à permettre aux salariés dont les emplois sont menacés d’être formés dans les secteurs qui recrutent. C’est un outil qu’on a inventé pendant la crise mais qui restera durablement utile pour accompagner ce que l’on voit bien être l’avenir : on fera tous plusieurs métiers tout au long de sa vie. Il faut être accompagné pour pouvoir gérer sa reconversion professionnelle. (...) On met en place 80 plateformes sur tout le territoire pour accompagner ces reconversions. Je crois beaucoup à ce dispositif. Cela va modifier la manière d’envisager son orientation si on se dit qu’on peut faire un premier métier et être accompagné pour changer de métier plus tard.
Les changements sont déjà présents : le CDI n’a plus forcément l’aura qu’il avait auparavant tandis qu'on observe une croissance du nombre d’indépendants - freelances ou auto-entrepreneurs. Est-ce qu’à l’avenir, il faut imaginer un CDI plus flexible ?
Il faut être attentif à ce que nous n'ayons pas un développement de faux travailleurs indépendants. Nous avons ouvert ce chantier sur le travail des plateformes. On veut s’assurer que si vous êtes indépendant, vous êtes vraiment indépendant. Il restera toujours une place pour le CDI et je pense qu’il faut sortir des contrats précaires qu’on a aujourd'hui. Nous encourageons les entreprises à offrir des emplois de meilleure qualité. Certains secteurs ont des difficultés de recrutement, or, pour attirer des salariés, il faut être capable de leur proposer aussi des contrats plus longs et des perspectives d’évolution professionnelle.
Cependant, un certain nombre de concitoyens pensent que c'est plus facile de rentrer dans la vie professionnelle comme travailleur indépendant ou ne souhaitent pas la contrainte du salariat, comme la hiérarchie. Il y a toute la place pour le développement du travail indépendant et de toutes les formes d’entrepreneuriat. C’est quelque chose qu’on encourage depuis le début du quinquennat, notamment à travers l’élargissement de l’aide à la création et à la reprise d’entreprise à l’ensemble des créateurs. (...) C'est aussi un levier pour l'insertion des personnes éloignées de l'emploi : dans le plan France Relance, on a lancé un appel à projet pour accompagner 40 000 porteurs de projet en insertion.
Dans le cadre du plan 1 jeune, 1 solution, on veut aussi pousser la création d’entreprise et nous sommes en train de réfléchir à la façon de booster ce soutien — cela peut passer par des aides financières. C’est une solution pour faciliter l'insertion des jeunes et c’est un facteur de dynamisme pour notre économie. (...) Mais cela passe aussi par le rôle très important de tous les réseaux d’aide à la création d’entreprise. Nous venons de débloquer 3 millions d’euros pour qu’ils développent leur réseau de bénévoles. C’est aussi une forme de mentorat. Nous avons vraiment besoin d’avoir cet accompagnement par des entrepreneurs déjà passés par les mêmes difficultés.
Nous avons créé l’ATI [allocation des travailleurs indépendants, NDLR] pour les travailleurs indépendants. Ce dispositif mérite d’être boosté même si c’est difficile d'en faire le bilan avec la crise. Nous réfléchissons aux dispositifs à mettre en place pour simplifier son accès. Cela sera annoncé prochainement dans le cadre du plan pour les indépendants.
L’État a multiplié les aides et les mesures sanitaires pour assurer la survie des entreprises et la sécurité des salariés. Il y a parfois eu des rectifications et des rétropédalages. Est-ce que vous avez le sentiment que le gouvernement a fait tout ce qu’il pouvait et qu’il a été clair dans ces explications ?
On a déployé des aides massives. On a mobilisé l’activité partielle, qui est un des dispositifs les plus généreux, avec 36 milliards d’euros. On a accompagné jusqu’à 9 millions de salariés au plus fort de la crise. C’était un investissement pour mieux rebondir. La dynamique très forte que l’on a dans la reprise vient du fait que les salariés ont pu conserver leurs emplois. Les entreprises de l'événementiel ont pu immédiatement refaire des événements car elles avaient conservé leurs salariés, ce qui est très différent de la crise de 2009.
Cela se voit dans les chiffres du chômage qui est revenu à son niveau d'avant-crise, là où il avait augmenté de 25% lors de la crise de 2008-2009. Nous pouvons aussi noter la forte baisse de l'activité partielle - on est passé de 1,4 million de personnes concernées à 600 000 en juillet. Cela montre que notre économie repart. Nous n’avons pas arrêté d’ajuster les dispositifs et nous allons rester très attentifs aux secteurs qui connaissent encore des difficultés pour faire le dernier kilomètre de l'accompagnement.
On note en effet une reprise de l’activité avec néanmoins des difficultés concernant les recrutements, dans des secteurs comme la restauration. Bruno Le Maire a récemment appelé les entreprises à revoir à la hausse les salaires. Est-ce que l’augmentation du SMIC et la réforme de l'assurance chômage seront des sujets majeurs au cours des prochains mois ?
Il faut répondre aux difficultés de recrutement. Il ne faudrait pas qu’elles entravent notre potentiel de croissance et il faut que chacun prenne sa part de responsabilité. Du côté du gouvernement, on a mobilisé Pôle emploi pour identifier des demandeurs d'emploi qui ont travaillé dans des secteurs qui font l’objet de tension afin de leur proposer des formations. Pôle emploi a pu pourvoir 130 000 emplois dans le secteur des hôtels , cafés et restaurants depuis le début de l’année et 25 000 au cours des dernières semaines.
Dans nos enquêtes, les entreprises qui ont des difficultés à recruter nous disent que dans un tiers des cas les salariés mettent en avant les conditions de travail qui ne leur paraissent pas suffisamment bonne et dans un tiers des cas, les conditions de rémunération.
C’est important aussi que les entreprises prennent leur part. Il faut entendre quand un cuisinier explique qu’il a retrouvé sa famille pendant le confinement et s'il doit à nouveau travailler tous les soirs pour le SMIC, qu'il n’est pas entièrement convaincu.
Le plan Un jeune, une solution était fondamental (...) pour aider les jeunes à trouver un emploi, une formation, une alternance ou à lancer leur entreprise. On a battu tous les records avec plus d’un million de jeunes qui ont trouvé un apprentissage et 2,6 millions de jeunes qui ont bénéficié d’une des mesures depuis le mois d’août 2020. On n'a quasiment pas d’augmentation du chômage chez les jeunes et le taux d’emploi est plus important qu’avant le début de la crise. Nous allons prolonger les aides à l’apprentissage jusqu'à la fin de l’année. (...) Notre objectif est que chaque jeune, sans emploi ni formation puisse bénéficier d’un accompagnement pour réaliser un plan professionnel et le réaliser. Le Président souhaite pérenniser cela notamment à travers le revenu d'engagement qui sera bientôt annoncé.
La France prendra en janvier 2022 la présidence de l’Union européenne. Est-ce que certains dossiers vous semblent essentiels à porter au cours de ces six mois, notamment concernant les droits des travailleurs ?
Le Président de la République est déterminé à ce qu’il y ait une composante sociale dans la présidence française. On aimerait faire avancer la directive sur les salaires minimaux. C’est fondamental qu’un salarié puisse vivre dignement de son travail. C’est aussi un enjeu de l’acceptation du marché unique pour les citoyens européens. Personne ne peut comprendre qu’on ait un grand marché mais qu’il puisse y avoir une forme de dumping de certains pays (...).
Il y a aussi un enjeu sur l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. En France, nous avons avancé avec l’index d'égalité professionnelle. Il y aura un autre sujet important avec les travailleurs des plateformes. Nous avons décidé de croire en ces plateformes parce que cela crée des nouveaux services et des emplois. Cela répond à l’aspiration de certaines personnes entrant dans la vie professionnelle mais il faut des droits sociaux pour les salariés de ces plateformes.