Republication d'un article du 4 août 2021
En limitant les déplacements, les loisirs, les interactions sociales, et en modifiant parfois l’équilibre vie pro/vie perso, la pandémie a affecté la santé mentale des Français et Françaises. Depuis plusieurs mois maintenant, les études se multiplient pour alerter sur la détresse psychologique résultant de cette année d'incertitude. Selon une étude OpinionWay de mars 2021, le taux de détresse psychologique (45 %) a diminué de 5 points en mars 2021 par rapport à décembre 2020 mais le taux de dépression nécessitant un accompagnement chez les salariés a augmenté (36 %) de 15 points.
Passée sous silence dans la sphère privée comme professionnelle pendant des décennies, la santé mentale est désormais mise sur le devant de la scène. Fanny Jacq, médecin psychiatre, directrice de la santé mentale chez Qare et co-créatrice de Mon Sherpa, a répondu aux questions de Maddyness sur cette récente prise de conscience et son impact à long terme dans la société.
La santé mentale est un sujet tabou dans la société française depuis des années malgré les alertes de certains médecins sur le burn out. Est-ce que la pandémie a réussi à "libérer" la parole et l’écoute sur ce sujet dans les entreprises ?
Fanny Jacq : Il faut toujours trouver des points positifs dans les situations compliquées, et je pense que la pandémie a participé à libérer la parole tout court sur la santé mentale, que ce soit dans la société et dans l’entreprise. En France, nous ne sommes pas en avance sur le sujet. Les maladies mentales sont encore souvent méconnues, et on en a peur. Les gens relient encore les maladies mentales à des maladies lourdes. De là s’en suit une assimilation à un sentiment de honte, alors que dans les pays d’Amérique latine, être suivi par un coach, c'est une fierté. Dans les entreprises en France, il y a vraiment une culture autour de la passion, de la performance.
"Comme les maladies étaient considérées comme équivalentes à de la faiblesse, de la fragilité, un manque de volonté, avoir des symptômes 'psy' correspondait à être diminué dans ses performances."
Avec la pandémie, on a commencé à en parler dans la population générale, on a enfin compris qu’aller voir un psy n’est pas une honte, et cela a finalement eu une répercussion sur les chefs d’entreprise et les DRH. On s’est finalement mis à en parler en entreprise sous l’angle du rendement, de la performance, du résultat. Je pense qu’avant, comme les maladies étaient considérées comme équivalentes à de la faiblesse, de la fragilité voire même à un manque de volonté, avoir des symptômes "psy" correspondait à être diminué dans ses performances. Cela revenait à dire que le collaborateur était faible s’il n’était pas bien. La situation s’est retournée et on commence à comprendre, qu’au contraire, il faut faire de la prévention afin d’améliorer la performance des salariés et la gestion de la pression au quotidien.
Avec le télétravail, la fermeture des écoles, le chômage partiel, tous les membres de l’entreprise - salariés, DRH, managers - ont été touchés. A-t-on assisté à une prise de conscience au sein des entreprises, qui a pu faire naître un sentiment de responsabilité ?
F. J. : En effet, cela a participé à la prise de conscience. Les symptômes psychologiques, le burn out, les problèmes de sommeil ont été ressentis chez tout le monde. Les managers ont eu beaucoup de problèmes à gérer avec ces nouveaux modes de travail à distance, le désengagement des collaborateurs, la difficulté à équilibrer leur vie privée et pro, la gestion de la souffrance des collaborateurs, l’isolation. Certains d’entre eux se sont retrouvés en détresse psychologique aussi, et cela leur a permis de réaliser que ce n’était pas une faiblesse en réalité. Les managers et les ressources humaines ont été les plus exposés, parce qu’ils étaient démunis et peu ou pas préparés. Un chiffre le confirme : 60 % des managers se déclaraient stressés lors de notre dernière étude.
Concernant la responsabilité des entreprises, c’est un phénomène que nous avons ressenti chez Qare. Au Canada, il existe des programmes internes dans toutes les entreprises pour évaluer la santé des salariés et les aider. En France, ce n’est pas du tout le cas mais on a vu qu’au cours de l’année 2020, les choses commençaient à accélérer sur ce sujet. Aujourd’hui, 30 à 40 % des employeurs en France se penchent sur la mise en place de programme d’aide aux salariés. Chez Qare, nous avons reçu beaucoup de demandes sur ces sujets-là. C’est bien pour ça qu’autant de startups se sont lancées sur ce sujet au cours des derniers mois.
Cette prise de conscience s’opère-t-elle de la même manière dans toutes les entreprises, et y a-t-il un effet de "génération" ?
F.J : Il y a un biais culturel très fort. En France, dans les années 50-60, le courant psychanalytique a explosé et cela a donné une image un peu négative de la psychiatrie, qui était vue comme une spécialité poussiéreuse. Et en parallèle, dans les années 60, d’énormes hôpitaux psychiatriques ont été construits en France, ce qui a contribué à faire de ce domaine quelque chose d’assez tabou.
Ce tabou est une histoire de génération. En ce sens, l’évolution dépendra sûrement de la forme de l’entreprise. Les sociétés traditionnelles, familiales, les PME avec un chef d’entreprise de plus de 60 ans et des collaborateurs de plus de 50 ans auront plus de difficultés à avancer sur le sujet. Au sein des startups et des entreprises plus jeunes, qui possèdent une autre forme de culture d’entreprise, ce changement pourrait être plus naturel.
Le tabou se lève petit à petit, les entreprises mettent en place des programmes pour accompagner les salariés. Est-ce que cela signifie qu’on pourra aller voir son manager demain pour lui parler de son mal-être, ou est-ce qu’il faut privilégier des solutions anonymisées ?
F.J : Dans les sociétés avec une culture plus jeune, aller voir son manager pour en parler pourrait être plus simple. Mais généralement, en parlant avec des salariés, on s’aperçoit qu’ils attendent majoritairement des solutions de prévention. Ils cherchent à éviter le harcèlement ou le burn out. Mais si le diagnostic est déjà réalisé et que la personne se sent mal, cela va rester compliqué pour elle d’en parler. Il n’y a déjà que 20 % des gens qui consultent un psy qui en parlent à leurs proches, alors ce n’est pas à leur manager qu’elles vont naturellement aller se confier. La majorité des outils demandés possèdent ce critère d’anonymisation. Les salariés s’inquiètent vraiment de savoir si leur boss va savoir qu’ils ont téléchargé l’application.
Les managers ont été pris au dépourvu, ils ont dû gérer ces questions sans préparation. Comment peut-on mieux les préparer pour l’avenir ?
F.J : Il y a un réel besoin de former les managers pour leur expliquer que ce n’est pas une fragilité mais bien une force de se rendre compte qu’on a besoin d’un soutien et que tout le monde peut être touché. C’est aussi important de leur expliquer qu’il y a un côté médical dans la dépression. Lorsque le taux de sérotonine est bas, il ne peut pas remonter tout seul.
Il y a encore des salariés qui n’osent pas aborder cette question avec leur manager parce qu’ils ont peur de leur réaction. S’ils savent que celui-ci est formé à cet enjeu, ils iront peut-être plus facilement vers lui pour en parler. Je prône même pour que certains managers, DRH ou des personnes clés suivent une formation aux gestes de premier secours concernant la détresse psychologique. Si quelqu’un fait un arrêt cardiaque, vous connaissez les gestes à effectuer mais vous ne savez pas comment réagir face à une personne suicidaire si vous n’avez pas de formation. Et si vous le détectez, qu’est-ce qu’il faut faire : est-ce qu’on prévient la famille ? Est-ce qu’on lui en parle directement ?
"Il y a un risque de 'résultat first' qui se profile avec la reprise, une recherche de sur-performance après deux ans de réduction de la croissance et de perte de chiffre d'affaires."
La pandémie a accéléré une prise de conscience, mais cela signifie-t-il que le tabou est entièrement levé ?
F.J : Effectivement, c'est un peu tôt pour se prononcer. Il faudra attendre la sortie de cette crise et le retour des salariés à un mode de travail plus classique pour pouvoir dire que ce tabou est vraiment éjecté de l'entreprise. Les répercussions du Covid-19 vont durer bien plus longtemps que la crise en elle-même. On sait déjà que les patients touchés ont un risque de dépression dans les mois qui suivent. Aujourd'hui, le sujet bénéficie encore d'une pression médiatique, d'une pression entre employeurs aussi - il y a une influence des responsables entre eux -, sans oublier le ministre des Solidarités et de la Santé Olivier Véran qui en a parlé aussi. Mais il faut être prudent et attendre 2022 pour savoir si les entreprises renouvelleront les contrats passés avec des entreprises sur ce sujet.
Il y a un risque de "résultat first" qui se profile avec la reprise, une recherche de sur-performance après deux ans de réduction de la croissance et de perte de chiffre d'affaires. Il faut espérer que l'essai se transforme et que ces outils soient adoptés par les entreprises. Quand on fait de la prévention, cela coûte moins cher qu'un arrêt de travail et cette méthode augmente les performances dans le bon sens du terme.
Cet article fait partie d’un dossier consacré à la santé mentale. Détresse psychologique, chief happiness officer et solutions innovantes : Maddyness dresse l’état des lieux d’un sujet qui a longtemps été tabou au sein des entreprises, mais qui a resurgi avec la pandémie, les confinements et le télétravail obligatoire.
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