Certains mécanismes d'intéressement des dirigeants et des salariés à la performance de leur entreprise - à l'exception notable des stock-options, des bons de souscription de parts de créateur d'entreprise (BSPCE) et des actions gratuites - ne bénéficient pas d'un cadre fiscal défini par les textes. Les gains tirés de ces mécanismes lors du rachat de l'entreprise par un fonds, comme c'est le cas avec les bons de souscription d'actions (BSA) ou son ersatz prisé des startups les BSA-Air, doivent-ils donc être imposés comme des salaires ou comme des plus-values de cession de valeurs mobilières ?
Dans plusieurs décisions rendues mi-juillet, qui portaient sur un contentieux de longue date entre les entrepreneurs et l'administration fiscale, le Conseil d'État a privilégié la première option, sans équivoque.
" Le Conseil d'État a tranché la question de savoir si les bénéficiaires des management packages étaient rémunérés en tant que salariés ou en tant qu'investisseurs, souligne Gwendal Chatain, avocat conseil au sein de l'équipe fiscalité du cabinet Taylor Wessing. Ces instruments ne sont accordés qu'aux managers et ils ne peuvent être exercés que si l'entreprise atteint des ratios financiers prédéfinis. Le Conseil d'État a estimé qu'il s'agissait d'une contrepartie du travail qui a été fait par les bénéficiaires pour valoriser la société, en tant que salariés. " Or, les plus-values de cession de valeurs mobilières sont assujetties à la flat tax, soit 30%, prélèvements sociaux compris, quand les salaires sont eux soumis au barème progressif de l'impôt sur le revenu. Et le montant des gains liés aux BSA fait en général grimper le thermomètre fiscal jusqu'au taux marginal maximal de 45%... sans compter les prélèvements sociaux que l'Urssaf réclame à l'entreprise sur ces sommes. Soit du simple au double entre les deux barèmes.
Le risque d'un cercle vicieux
On comprend donc mieux le désarroi des dirigeant·e·s d'entreprise qui avaient choisi les BSA ou les contrats d'option d'achat d'actions (COA) pour aligner les intérêts des investisseur·se·s et de leur équipe et motiver les managers à améliorer les performances de l'entreprise. Car la décision du Conseil d'État s'applique à tous les mécanismes qui n'auraient pas encore été exercés mais ont déjà été signés. " Les montants en jeu sont très importants, constate Guillaume-Olivier Doré, entrepreneur, investisseur et vice-président de la French Tech Bordeaux. Aujourd'hui, toutes les levées de fonds sont assorties d'un 'man-pack' pour les dirigeants comme pour les salariés-clés. "
C'est peut-être aussi parce qu'il y a d'importantes sommes en jeu que l'administration fiscale tenait à ce que le dossier soit tranché. En effet, ces dernières années, le management package " est devenu la norme ", dans la French Tech comme au sein des PME et ETI. " Le private equity a beaucoup évolué, c'est une des classes d’actifs qui ont la plus forte croissance en Europe et dans le monde. Il y a beaucoup d’argent à investir dans les entreprises ", souligne Guillaume-Olivier Doré. Et hypercroissance oblige, le retour sur investissement est de plus en plus important. L'entrepreneur regrette ainsi que la décision du Conseil d'État " casse un équilibre qui avait été trouvé entre investisseurs, dirigeants et salariés pour partager la création de valeur ". Le timing de ces décisions est d'autant plus désastreux que l'écosystème conjugue une abondance de capitaux et un important besoin du côté des entreprises qui cherchent à mettre la crise du Covid-19 derrière elles.
" Si on veut que la relance ait lieu dans les PME qui sont le vrai tissu économique local de la France, on ne peut pas avoir que des chameaux " Guillaume-Olivier Doré
Selon les acteurs interrogés, le risque induit par ce revers fiscal reste que les dirigeants repoussent la perspective d'un mariage avec un fonds d'investissement, amputant leurs perspectives de croissance. Ce sera notamment le cas des PME ou des startups dont les tours sont inférieurs à la dizaine de millions d'euros, estime le vice-président de la French Tech Bordeaux. " Certains entrepreneurs pourraient même être tentés par des montages alambiqués avec des holdings étrangères mais d'une part, il faut avoir les moyens de le faire et d'autre part, ça ne fera qu'enrichir les fiscalistes ", peste-t-il. Aux autres le casse-tête de trouver des dispositifs alternatifs.
Ils ne sont cependant pas nombreux. Les BSPCE et les actions gratuites (AGA) bénéficient, eux, d'un cadre fiscal stabilisé. Mais les premiers ne sont éligibles que dans les entreprises de moins de 15 ans et aux salariés dont l'ancienneté dépasse les trois ans ; et les seconds impliquent une période minimum de détention de deux ans avant de pouvoir les exercer.
Ni les uns ni les autres n'ont donc la souplesse des BSA et ne sont " pas forcément très adaptés à des opérations qui pourraient être accélérées du fait d’investisseurs nouveaux sur le marché ", note Gwendal Chatain. Et des dispositifs plus complexes décourageront les dirigeant·e·s, loin d'être " des aventuriers de la fiscalité ", selon les mots de Guillaume-Olivier Doré. Sans compter que le temps de trouver des dispositifs de remplacement, les talents seront peut-être allés voir ailleurs, du côté d'un écosystème qui rémunère mieux la performance... Avec le risque d'un cercle vicieux : " un fonds investit sur les équipes. S'il n'est pas certain que l'entreprise aura un équipage solide, soudé et aligné, il ne fera pas le deal ", explique l'entrepreneur-investisseur.
Un difficile lobby
Face à cette " catastrophe ", l'heure est donc à la mobilisation. " Il faut être capable de recenser tous ceux qui ont mis en place ces man-packs en France et seront concernés ; car le sujet n'est pas celui, technique, du man-pack mais de l'alignement entre les investisseurs, les dirigeants et les équipes ", appuie Guillaume-Olivier Doré, qui pense déjà au " lobbying " qui sera nécessaire pour obtenir de Bercy qu'un cadre fiscal soit posé et que celui-ci soit plus favorable que ce que le Conseil d'État a désormais défini. " On est arrivé à un moment où le législateur doit intervenir, acquiesce Gwendal Chatain. Si l'on veut être dans la startup nation, il faudrait réussir à mettre en place un instrument suffisamment souple pour permettre la réalisation d’opérations dans les meilleures conditions et avec une fiscalité et des contributions sociales allégées. "
Alors, pourrait-on voir émerger un nouveau mouvement des Pigeons ? Après tout, ceux de 2012 avaient obtenu grâce à une mobilisation-éclair la révision de la réforme de taxation des plus-values de cession. Mais le contexte a changé : l'avènement de la startup nation a eu lieu et il n'est plus question d'évangéliser les politiques aux problématiques des entrepreneurs. En outre, Emmanuel Macron et le gouvernement ont déjà consenti un certain nombre de mesures fiscales favorables aux entreprises et aux grandes fortunes, à l'instar de la suppression de l'impôt sur la fortune. Prendraient-ils le risque d'un nouveau cadeau fiscal, à quelques mois à peine d'une élection présidentielle loin d'être jouée ? " C'est un chantier épineux ", résume Gwendal Chatain.