28 mai 2021
28 mai 2021
Temps de lecture : 8 minutes
8 min
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Le double challenge de Nextprotein dans l'élevage d'insectes

Lever des fonds, c’est bien. Avoir des clients, c’est mieux. Un an après, où en sont les startups qui ont bouclé un tour de table ? Développement, recrutement, financement, Maddyness fait le bilan. Mohamed Gastli, co-fondateur de NextProtein avec Syrine Chaalala, partage son expérience après avoir levé 10,2 millions d'euros.
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Si Ÿnsect et InnovaFeed font beaucoup parler d’elles, elles sont loin d’être les seules startups françaises à cultiver des insectes. Discrète mais non pas moins ambitieuse, NextProtein trace sa route entre la France et la Tunisie depuis 2014. L’entreprise, fondée par Mohamed Gastli et Syrine Chaalala - qui a travaillé pour la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) - a développé un mode d’élevage des insectes limitant son impact sur l’environnement. De la récupération des invendus chez des agriculteurs à la transformation des larves en farine pour la petfood et la volaille, en huile pour l'aquaculture et en fertilisant, la startup prouve que les déchets des uns font le bonheur des autres.

Vous avez levé 10,2 millions d’euros en mai 2020. Où en était votre entreprise à cette époque et quels étaient alors vos objectifs ? 

Nous avons réalisé une série A de 10,2 millions d’euros en plein confinement. Cette opération n’a pas été facile à réaliser. De nombreuses levées ont été décalées dans le temps voire complètement annulées à cause de la pandémie. La réussite de cette levée - entamée en 2019 et signée en avril 2020 - prouve donc l’intérêt des investisseurs pour l’insecte. Il s’agit, en effet, d’un investissement stratégique car l’insecte contribue à réduire les dépendances alimentaires des humains comme des animaux. 

Cette opération était nécessaire pour augmenter la capacité de production de notre site en Tunisie. À Paris, nous disposons d’un bureau où sont installés les commerciaux, le pôle marketing, le juridique. Nous avons également un laboratoire à Evry où travaillent notre équipe R&D et nos ingénieurs. Notre premier site de production est installé en Tunisie et nous y employons une petite cinquantaine de personnes. C’est déjà une belle équipe. 

Nous avons débuté notre aventure avec un pilote industriel de 3 000 m2 qui permettait de produire une centaine de tonnes de farine par an. Nous l’avons agrandi pour atteindre les 5 000m2 couvert et nous sommes en train de déployer un nouveau site qui fera 13 000m2. Le nouveau site, qui se situe à 20 kilomètres du premier, sera prêt d’ici la fin de l’année et permettra, avec notre premier site, de produire 3 000 tonnes de farine par an. Nous avons choisi de racheter une usine déjà construite et d’aménager l’intérieur avec nos équipements.

Pourquoi avez-vous choisi d’installer vos usines en Tunisie et pas en France où vous avez votre R&D ?  

Nous avons choisi la Tunisie pour deux raisons. La première est que notre secteur dépend des intrants, c’est-à-dire, la nourriture donnée aux larves d’insectes. Nous avons choisi de mettre le concept de circularité au cœur de notre processus. Nous utilisons donc des produits qui, sans nous, finiraient à la décharge. Nous récupérons les fruits et légumes invendus ou déclassés des producteurs proches de notre usine. C’est un processus complexe à gérer car ce sont des produits humides. Nous devons être certains d’en avoir tout au long de l’année et cela pose donc de grandes questions de logistique. 

Nous avons également dû travailler pendant plusieurs années sur la composition et la diversification des aliments apportés aux larves pour ne pas influer sur la qualité du produit final car les fruits et légumes récoltés ne sont pas les mêmes toute l’année. Aujourd’hui, nous sommes capables de travailler avec n’importe quelle matière comme les noyaux d’olive, sans altérer la qualité des protéines. En Tunisie, il n’y a pas de filière de recyclage pour fabriquer du biogaz, ni de filière de compost. En France, Veolia et Suez - pour ne citer qu’eux - trient tous les produits, réussir à trouver des intrants comme ceux que nous utilisons nous aurait coûter bien plus cher.

La deuxième raison pour laquelle nous avons choisi la Tunisie est le coût énergétique que représente l’élevage des insectes. Ces derniers ont besoin d’une température élevée - minimum 25°- pour vivre et d’un taux d’humidité constant. Or, en Tunisie, nous avons ces températures-là environ 8 mois sur 12, ce qui nous permet de réaliser des économies d’énergie importantes en étant à seulement deux heures de Paris. 

Vous avez choisi de vous attaquer à un double challenge : vous lancer dans une industrie encore naissante en minimisant votre impact environnemental. Quelle est la raison de ce choix ? 

Travailler sur notre impact environnemental est un choix très difficile à faire car il faut sécuriser les intrants. Nous travaillons avec des contrats de prestation de service, comme si nous étions des petits Veolia ou Suez : nous récupérons gratuitement les invendus et les déclassés des producteurs de tomates, par exemple. Ils n’ont pas à gérer la logistique et peuvent même obtenir des certifications de qualité prouvant qu’ils valorisent leurs déchets grâce à cette solution. Nous avons une vision très locale puisque nous récupérons tous nos intrants à moins de 80 kilomètres de l’usine. 

Vous avez un pied en France, un pied en Tunisie. Est-ce que l’import d’insectes entre les deux pays est compliqué

La réglementation est assez homogène entre la Tunisie et l’Europe concernant l’importation de farine d’insectes. Nous avons dû réaliser une demande d’autorisation pour l’exportation. La procédure a été complexe car nous avons dû obtenir l’autorisation des autorités tunisiennes - qui n’avaient jamais travaillé sur la question et ont donc dû étudier les textes des lois européennes. Les autorités du pays se sont engagées derrière nous, c’est une véritable preuve de confiance. Cette autorisation nous a énormément aidés pour notre levée de fonds. 

Vous êtes déjà plusieurs acteurs sur ce secteur : Ÿnsect, InnovaFeed ou encore EntoInnov - pour ne citer qu’eux. Quel est votre regard sur cette concurrence ? 

Le marché est tellement vaste qu’on ne peut pas vraiment parler de concurrents mais plutôt de collègues pour le moment. Nous nous connaissons tous et nous échangeons tous ensemble. Nous ne nous battons pas pour obtenir des clients, nous cherchons plutôt à nous coordonner pour essayer de produire ensemble la quantité demandée par un gros client, par exemple. La concurrence actuelle se fait plutôt sur le business model, la technologie utilisée et la propriété intellectuelle mais pas vraiment sur le marché. Nous avons nous-mêmes déposé un brevet en 2018 sur notre partie “process”. Sans compter que le marché de l’aquaculture est immense. Rien que pour l’adresser, il nous faudrait des dizaines d’acteurs comme Ÿnsect pour saturer le secteur. 

Vous vous êtes lancés en 2014 avec votre associée. À cette époque, la culture des insectes était encore très novatrice. N’était-ce pas trop tôt ? 

C’était extrêmement important de se lancer tôt en réalité car il nous a fallu 5 ans d’étude sur le pilote et pour analyser les données récoltées pour réussir à faire passer notre solution à l’échelle et convaincre des investisseurs de nous suivre. Les investisseurs ont besoin de données - comme les data de production ou les rapports de conversion - pour investir dans un projet comme le nôtre. Nous avons essuyé les plâtres au cours des premières années car ce qui est réalisable en laboratoire ne l’est pas toujours à l’échelle industrielle. Mais c’est notre historique qui fait la différence aujourd’hui. 

Le regard a profondément changé entre 2014 et 2021. En 2017, on nous prenait encore pour des fous quand on parlait de cultiver des insectes. La régulation n’existait pas encore et c’était très compliqué pour eux de se projeter face à cette absence de réglementation. Seuls des investisseurs comme Xavier Niel osaient se lancer dessus. Pour réussir à réaliser une série A de 10 millions d’euros, nous avons dû démontrer que nous avions les compétences nécessaires sur toute la chaîne de valeur, obtenir les autorisations nécessaires, et valider la technologie de notre projet. 

La réglementation européenne vient de s’assouplir concernant l’usage des farines d’insectes dans l’alimentation humaine. Est-ce que c’est un marché que vous envisagez ? 

Même si l’Europe a donné son autorisation pour l’utilisation de certains insectes comme le scarabée Molitor, le marché de l’insecte pour l’humain reste encore un marché de niche très compliqué à adresser selon nous et nous préférons nous concentrer sur le marché de l'alimentation animale. 

Quels sont vos objectifs pour les mois qui viennent ? 

Notre premier objectif est de saturer notre site en Tunisie assez rapidement - d’ici l’année prochaine. Nous sommes déjà en train de discuter avec des partenaires pour ouvrir trois sites dans les années qui viennent. Nous envisageons également une nouvelle levée de fonds en 2022 car nous voulons évoluer rapidement. 

Aujourd'hui nous sommes très axés sur le marché européen avec la PetFood qui dirige le marché. De nombreuses startups se sont lancées sur le sujet et la demande - de farine d’insectes- est supérieure à l’offre actuellement. Nous nous intéressons aussi au marché américain de la PetFood, qui est bien plus vaste que celui de l’Europe. Nous prévoyons également de répliquer notre modèle dans d’autres sites hors de Tunisie, plutôt dans des pays en développement, en Asie du Sud-Est, en Amérique Latine ou au Maghreb. Il faut que le climat soit intéressant et qu’il y ait assez d’intrants à proximité car nous voulons utiliser le même modèle. 

Notre investisseur Kepple est un fonds japonais qui a des LPs dans de gros conglomérats japonais et africains. Ils sont une porte d'entrée pour ouvrir une usine en Asie. Nous avons également choisi des fonds à impact avec Raise Impact, Althelia/Mirova, Telos Impact et Blue Oceans Partners. C’était essentiel pour nous d’avoir des fonds de ce type à nos côtés pour valider notre mission et la qualité de notre processus en circuit court. 

Aujourd’hui nous ne sommes pas encore rentables mais nous faisons tout pour l’être le plus rapidement possible. Nous visons 2024 pour y arriver. 

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