Cet article est republié à partir de The Conversation France
L’épanouissement va au-delà de ce que l’on appelle communément le bonheur ou le bien-être subjectif. Il ne s’agit pas seulement de ressentir une satisfaction ou des émotions positives. L’épanouissement renvoie à une approche plus existentielle permettant un fonctionnement efficace et un développement harmonieux. La recherche a montré que les salariés épanouis sont plus performants et coopèrent mieux ensemble. Ils partagent plusieurs caractéristiques : de meilleures relations avec les autres, une orientation vers l’action, une meilleure estime de soi et confiance en soi, une plus grande réussite de leurs missions, une meilleure santé et plus de capacité d’innovation.
Deux dimensions en particulier sont à la source de l’épanouissement : le sentiment de maîtrise sur son environnement et l’acceptation des événements. Pour autant, s’épanouir au travail n’est pas de la seule responsabilité individuelle du salarié. Selon de nombreuses études sur ce que l’on appelle l’"épuisement de l’ego" , ce n’est pas parce qu' "on le veut" qu’ "on le peut" . Il s’agit d’abord de construire un environnement qui favorisera l’épanouissement de chacun.
La dimension managériale est importante. C’est ce que montre le présent article, fondé sur le livre S’épanouir en temps de crise publié cette année aux éditions Eyrolles et qui s’inspire des avancées récentes en psychologie positive. Les deux grandes dynamiques complémentaires de l’épanouissement que sont le sentiment de maîtrise et l’acception sont ainsi présentées en lien avec des facteurs d’environnement managérial à même de les favoriser.
Maîtrise et puissance acquise
À la fin des années 1960, la notion de puissance acquise a été une découverte majeure qui a renouvelé le champ de la psychologie, puis du management. Des expériences ont montré que les animaux, tout comme les êtres humains, lorsqu’ils n’avaient pas de contrôle sur leur environnement de façon répétée (par exemple, s’ils recevaient des chocs électriques sans pouvoir les arrêter), développaient une résignation à l’adversité.
En revanche, lorsqu’ils avaient une possibilité de maîtrise sur la situation, ils saisissaient par la suite les opportunités d’action qui se présentaient. Ces expériences ont montré que l’impuissance comme la puissance s’apprenaient grâce à des environnements favorables.
Christian* est responsable de gamme. Il a omis de prendre en charge un produit qui avait été priorisé dans les objectifs de début d’année et son manager ne s’en est pas rendu compte. Ils ont reçu tous les deux de fortes critiques de la part de collègues mécontents. Christian s’est senti menacé, en a perdu le sommeil pendant plusieurs jours et a cherché à se justifier.
Son responsable lui a rappelé avec bienveillance que l’erreur est humaine. Il est resté collaboratif et constructif et l’a aidé à organiser rapidement une réunion au cours de laquelle un nouveau processus a été décidé pour que cela ne se reproduise pas. Les notions d’impuissance et de puissance acquises auxquelles Christian s’est familiarisé lors d’une formation juste après cet incident l’ont amené à voir celui-ci d’une façon nouvelle.
Comme il nous l’a confié :
"Je n’avais pas conscience que certaines situations que je vivais, je les subissais alors que j’avais la possibilité d’en sortir. Je me suis rendu compte que je considérais les remises en cause comme 'fatales' , alors qu’en fait cela résulte d’une impuissance acquise dans mon passé. J’ai été réellement surpris de voir que ce sont des choses qui peuvent s’apprendre. La bonne nouvelle, c’est que l’on peut faire marche arrière et réapprendre la puissance."
Un manager qui enclenche, comme le responsable de Christian, une dynamique de puissance acquise aide ses collaborateurs à mieux maîtriser leur environnement et favorise leur épanouissement.
Acceptation et présence consciente
La pratique de la présence consciente s’est fortement développée dans les entreprises après la publication en 2012 du livre Search Inside Yourself de Chade-Meng Tan. Cet ingénieur, qui a instauré la pratique de la pleine conscience chez Google, y décrit comment il a mis en place un programme de formation à la méditation pour les salariés de l’entreprise.
De nombreuses études ont été réalisées pour en comprendre les mécanismes. Trois processus d’action principaux ont été identifiés. Être consciemment présent, cela veut dire d’abord réaliser ce que l’on appelle une "défusion" d’avec ses pensées et ses émotions.
Cela consiste à se rendre compte que nos pensées et nos émotions ne sont pas nous-mêmes, qu’elles ne sont que des événements transitoires et que nous pouvons nous en détacher. Nous cassons alors un lien que nous pensons souvent automatique entre l’émotion et la réaction, ce qui nous donne une liberté d’agir.
Ensuite, cela consiste à accueillir les pensées et émotions qui surgissent, en particulier lorsqu’elles sont négatives, sans chercher à les rejeter. C’est ce qui est appelé "l’expansion" . Nous sommes alors à même d’accueillir ce qui advient sans nous sentir submergés, ce qui diminue la tendance à fuir ou à combattre et entraîne des décisions plus apaisées et pertinentes.
Enfin, cela renvoie à la capacité à vivre "la connexion" avec le moment présent dans sa fraîcheur, sans qu’il soit contaminé par des difficultés du passé ou par des projections trop tendues vers l’avenir. C’est notamment le processus d’expansion qui est à la source de la flexibilité mentale permettant l’acceptation de ce qui advient.
Changer de perspective
Sophie, que nous avons accompagnée à l’occasion d’une formation, cumule depuis peu son poste de directeur des opérations au siège et le management de l’équipe du bureau de Paris. Un de ses collaborateurs passe vraiment beaucoup de temps sur Facebook et les réseaux sociaux durant ses heures de travail. Elle ressent une forte colère. Elle a peur d’une confrontation où elle pourrait perdre le contrôle de ses émotions et réagir agressivement.
Comme elle est par ailleurs débordée de travail et qu’elle pense que chacun est responsable de ses actes, elle concentre son énergie sur ses priorités. Elle préfère regarder ailleurs quand elle passe à côté de lui afin de ne pas savoir s’il travaille ou s’il surfe sur Internet. La situation devient éprouvante.
Après plusieurs semaines on lui permet enfin d’arrêter de cumuler les deux postes. Elle se rend compte alors que les équipes commencent à croire qu’ "on peut faire ce qu’on veut ici, on ne nous dit jamais rien" . Elle pense qu’elle n’a plus d’autre choix que de lancer une procédure de licenciement.
Le travail d’entraînement à la pleine conscience qu’elle réalise en parallèle l’amène pourtant à avoir une autre perspective. Elle se rend compte qu’elle n’a pas pu gérer cette situation car elle n’a en fait jamais accepté de la reconnaître telle qu’elle était. Un collaborateur avait un comportement problématique. Ressentir des émotions négatives à ce propos était normal. Elle a cherché à "dissocier travail et émotions" alors qu’elle pouvait laisser passer celles-ci et s’apaiser.
Elle comprend qu’elle peut faire autre chose "qu’accumuler des émotions négatives et toxiques non exprimées qui finissent par sortir de façon inappropriée" . Elle décide de recadrer la personne, tout en améliorant ses conditions de travail, dont elle a pu se rendre compte en échangeant avec elle qu’elles étaient inadaptées. Puis elle le fait savoir. Le collaborateur change alors de comportement et s’investit mieux dans ses missions.
Un manager qui enclenche de cette façon une dynamique de présence consciente se construit une identité plus ouverte et fluide et favorise ainsi son épanouissement ainsi que celui de ses collaborateurs.
Les deux grands mécanismes de la puissance acquise et de la présence consciente nourrissent respectivement les deux dynamiques complémentaires de l’épanouissement que sont la maîtrise de son environnement et l’acceptation des événements. Au-delà de la responsabilité individuelle qu’a chaque salarié de les enclencher au travail, certaines pratiques managériales peuvent les favoriser.
Cela passe notamment par l’organisation, la formation et l’accompagnement du management. C’est souvent leur propre épanouissement qui permet ensuite aux responsables, dans un cycle vertueux, de favoriser celui de leurs équipes.
*Les prénoms ont été modifiés.
Thierry Nadisic, Professeur en Comportement Organisationnel, EM Lyon