"Aujourd’hui, 85% des hommes et femmes issues de la diversité déclarent éprouver des frustrations quand ils veulent acheter des produits cosmétiques, affirme Valérie Amadala, fondatrice d’Origin Beauty, un concept store en ligne qui vend des produits dédiés à la beauté multiethnique. Il y a une sorte de tabou français, qui prend ces discussions pour du communautarisme, alors que nous parlons d’opportunités économiques, de besoins auxquels il faut apporter des solutions efficientes. C’est un business comme un autre" .
Les entrepreneuses et entrepreneurs lancés sur ce marché s’accordent à le dire : il y a une faille dans la prise en compte des besoins cosmétiques pour les peaux noires et les cheveux texturés. "Cela remonte à très loin, explique Hafoussoi Vandewalle, fondatrice de Zawema, une plateforme dédiée aux cheveux frisés, bouclés et crépus. Dans les écoles de médecine, on ne prend pas en compte les peaux noires en dermatologie. C’est profond, le problème va au-delà de l’esthétique. Ce manque génère des frustrations, et même les personnes qui veulent répondre à ces besoins ne peuvent souvent pas le faire car les problèmes scientifiques sont invisibilisés. C’est la même chose pour les cheveux, puisque dans les formations de coiffure, on n’apprend pas à coiffer des cheveux non lisses…" .
C’est d’ailleurs souvent à ce manque que s’attaquent les entrepreneurs et entrepreneuses qui se lancent dans ce marché. Rebecca Cathline a, dans ce contexte, créé Ma Coiffeuse Afro. "Même aux Antilles, les apprentis coiffeurs s’entrainent sur des cheveux lisses. Il y a des coiffeuses hyper douées qui ne peuvent pas se professionnaliser en se formant… C’est dévalorisant et on veut y remédier" . L’entrepreneuse a donc mis en place des formations, avec L’Oréal notamment, pour certifier les coiffeurs qui veulent travailler sur des cheveux crépus et frisés, et leur permettre de se mettre en relation avec des clients et clientes via sa plateforme.
"En France, on est seulement en train de se rendre compte du potentiel économique de ces besoins, alors qu’on est dans un des pays avec des leaders mondiaux de la cosmétique" , déplore Noelly Michoux, CEO de 4.5.6 Skin, une marque qui développe une série de soins pour les peaux non-caucasiennes. En conséquence, "beaucoup de consommatrices françaises se tournent vers des marques américaines parce qu’elles ne trouvent pas leur bonheur ici" , ajoute Didier Mandin, directeur de l’agence de communication AK-A, qui s’intéresse aux demandes non-satisfaites des consommateurs français afrodescendants.
Le problème des données sur ce marché
La France n'autorisant pas, par principe, les statistiques ethniques, les acteurs du marché ne disposent pas de données pour calculer le potentiel économique. Pour y remédier, Didier Mandin a réalisé des études de comportements de consommation, "afin de donner des notions de budgets aux marques qui ont un intérêt pour cette cible" , précise-t-il. Résultat ? "Nous avons noté qu’en moyenne, les femmes afro-françaises dépensaient plus que les femmes caucasiennes, avec un budget moyen de 80 euros par mois" . Une promesse d’opportunités business florissantes pour un marché que l’entrepreneur estime - toujours sans possibilité de données précises - à 4 millions de personnes en France, citant une estimation de la population afrodescendante.
" Ici, on n’a même pas encore accepté qu’il y avait un problème. Aux Etats-Unis, ça fait longtemps qu’on l’accepte et qu’on est passé au stade de la recherche de solutions " — Noelly Michoux
"En 2005, quand on a monté l’agence, il existait très peu de produits adressés à ces besoins spécifiques. Puis les choses sont allées très vite. Il y a eu une révolution du secteur capillaire notamment, avec un grand retour au naturel pour les femmes noires. Le marché de la cosmétique noire est loin d’être ridicule en France, et encore moins si on pense à l’international, avec 1,2 milliard d’Africains et 43 millions d’Afroaméricains !" , détaille l’entrepreneur.
Alors, peut-on encore parler d’un marché de niche? "Non" , répond Haweya Mohamed, cofondatrice de The Colors, un programme d’accélération qui accompagne les entrepreneurs et entrepreneuses portant des projets dans les secteurs de la mode et de la beauté. "On a beaucoup parlé de transformation digitale avec la pandémie, mais des transformations culturelles doivent aussi opérer. Avec The Colors, nous ne voulons pas parler de diversité comme une tendance ou pour faire plaisir, mais parce que c’est une réalité sociale, vectrice d’opportunités économiques", poursuit-elle, en rappelant l'exemple d'Iman Cosmetics, qui était en rupture de stock avant même la sortie officielle de ses BB crèmes pour peaux noires.
"Un boulevard pour les marques indépendantes et ciblées"
Les sept entrepreneurs en cosmétique qui sont accompagnés par l’accélérateur The Colors sont unanimes : le marché français est en retard sur ces questions par rapport aux États-Unis ou à l’Angleterre. "Il y a de superbes initiatives en Amérique, comme Sephora Accelerate, qui a accompagné des fondateurs d’entreprises de beauté noires qui vont ensuite intégrer Sephora. Malheureusement, ces démarches de grands groupes ne se transposent pas en France. Ici, les marques vont mener des petites initiatives en mettant des photos de femmes noires, mais cette crainte d’assumer un parti pris pour la diversité reste un sujet" , se désole Rebecca Cathline.
"On voit que les choses évoluent, certaines grandes marques essaient de faire des efforts pour devenir plus inclusives, mais il reste des manques. Les besoins sont tellement spécifiques que, parfois, elles n’arrivent pas à s’adapter, analyse Didier Mandin. Ça représente un boulevard pour les marques plus spécifiques pour les peaux foncées, mates et noires. Le marché a explosé en cinq ans, notamment aux États-Unis, où de petits indépendants ont vendus des produits pour des centaines de millions de dollars" .
Et ont suscité l'intérêt de grands groupes installés. Unilever s'est ainsi emparé en 2017 de Sundial Brands, une société qui possède des marques spécialisées comme SheaMoisture, Nubian Heritage et Madam C.J. Walker. "Elles acquièrent en même temps la confiance qu’ont les consommatrices en ces marques-là, parce qu’elles avaient fait l’effort, dès le départ, de proposer des produits de qualité, avec un marketing et une communication adaptés à l’univers des consommatrices. En France aussi, de très belles marques indépendantes commencent à émerger", faisant notamment référence aux Secrets de Loly, de Kelly Massol, qui a fait une campagne de pub sur TF1 et M6.
" Certaines marques pensent qu’afficher une femme noire dans une pub suffit à agir pour la diversité, mais, si les produits ne sont finalement pas adressés à ces cibles, le problème persiste " — Valérie Amadala
Une vision partagée par l’entrepreneuse Valérie Amadala, qui ajoute : "On reste encore trop dans l’image. Depuis la triste mort de Georges Floyd l’année dernière, et le mouvement 'Black Lives Matters' , on a vu beaucoup de marques surfer sur la "mode de la diversité" . Notamment en affichant sur des supports de communication des femmes de différentes origines, mais la diversité et l’inclusion sont plus profonds que ça".
Un manque de soutien des investisseurs
Autre problème majeur : celui du financement des entreprises de cosmétiques positionnées sur le secteur de la cosmétique destinée aux personnes noires. Le principal blocage réside, une fois de plus, dans l’impossibilité de générer des données à partir de statistiques ethniques. "Sans données, il est beaucoup plus difficile d’aller convaincre des investisseurs en leur faisant comprendre les insights du marché" , résume Haweya Mohamed. "La question du financement reste toujours compliquée parce que les gens n’investissent pas dans les choses qu’ils ne connaissent pas, confirme le directeur de l’agence AK-A. Le problème numéro 1 est celui de l'accès au capital. C’est moins évident d’avoir des financements de la part des banques. Il y a aussi un problème de réseau, notamment si on ne côtoie pas les cercles de grandes écoles par exemple. Ce décalage fait que, souvent, dès le début de l’aventure, on est moins bien armé" .
Ayant été confrontée aux problèmes de financement, Noelly Michoux est aujourd'hui en pleine levée de fonds en amorçage. "Il faut encore expliquer aux investisseurs l’intérêt du marché, déplore-t-elle. On a besoin que le monde des VCs nous soutienne, qu’on soit tenu au mêmes critères de retour sur investissement que toutes les autres entreprises et qu’on ne nous regarde pas que par le prisme de la diversité, mais par celui du succès commercial" .
Un avis partagé par Rebecca Cathline, elle aussi en pleine phase de financement, qui ajoute : "si je vais à un rendez-vous avec des hommes blancs qui ont entre 40 et 50 ans, évidemment qu’il y a un fossé. On ne vient pas du même milieu, on n’a pas le même réseau. Je suis une jeune femme, je viens de la banlieue, je n’ai pas fait d’école de commerce. Mais si ici être une femme noire rend les levées de fonds difficiles, ça peut aussi représenter des chances ailleurs. J’ai trouvé mes investisseurs aux États-Unis. Je n’ai pas eu besoin de faire une présentation avec 50 slides, c’était simple et naturel. Je leur ai expliqué la problématique, le marché, notre business model, et c’est passé" .
Et les chiffres s’en ressentent : “En France, 3% des femmes entrepreneuses arrivent à lever des fonds. Quand elles y parviennent, elles lèvent en moyenne 70 fois moins que les hommes. Le chiffre chute à 0 quand on est une femme noire et qu’on adresse des sujets de diversité” , martèle Valérie Amadala. Pour faire bouger cela, Haweya Mohamed, optimiste, conseille aux entrepreneurs qu’elle accompagne : “il faut montrer aux directeurs marketings de grandes boites qui n’ont pas envie de sortir de leur zone de confort que vous répondez à des besoins qui ne concernent pas deux ou trois personnes, mais des millions de consommateurs".
Des laboratoires inexpérimentés
Et la réalisation des produits eux-mêmes reste, elle aussi, encore compliquée en France. Les entrepreneuses et entrepreneurs qui souhaitent développer des formules pour peaux noires ou cheveux texturés se heurtent souvent à des murs de la part des laboratoires, qui refusent de travailler sur ces projets par manque de connaissance sur le sujet. "J’ai mis deux ans à développer mes soins, explique Mamadou Cissé, créateur de Oju-Wa, une gamme de cosmétiques pour hommes noirs et métis. J’ai énormément travaillé sur mes produits, les tests et leurs effets. Les labos ne connaissent pas nos ingrédients et les spécificités des peaux qu’on adresse. Donc je pense que, comparé à d’autres marques, on a dix fois plus de travail pour leur faciliter le boulot et les orienter" .
Un problème marketing
Un autre frein réside dans la question du marketing qui gravite autour de ce marché. "En termes de marketing, la communication n’est souvent pas bonne. En plus, on n’y alloue pas de moyen parce qu’on pense que c’est un petit marché. Mais on ne peut pas avoir de bons résultats sans mettre d’argent dans le projet, regrette Didier Mandin. "En 2021, tu n’as plus le choix que de réaliser une communication et un marketing adaptés à cette cible. La culture des jeunes est urbaine, mélangée, afro-inspirée. Aya Nakamura a eu un partenariat avec Estée Lauder pour MAC, c’est bien. Mais comment se fait-il qu’on ne la voit pas partout, alors qu’elle est écoutée à travers le monde ? Aux États-Unis une star comme elle aurait des dizaines de contrats avec plusieurs grandes marques" .
"Fenty Beauty (la marque de cosmétiques de Rihanna, NDLR) est la preuve que quand on met les moyens pour atteindre une cible, celle-ci répond par l'achat, c’est aussi simple que ça" , conclut Noelly Michoux.