Cet article est une republication d'un article de The Conversation France
Le monde financier n’échappe pas à ce questionnement. La solidarité est apparue comme une pièce maîtresse tant la crise " incite chacun à redéfinir en son intimité le rapport à l’identité collective, à la citoyenneté et à l’altérité ", comme l’expliquaient les chercheurs Amira Karray et Daniel Derivois dans un article publié en mai 2020. En quoi ce rapport est-il susceptible de favoriser un changement de comportement de la part des épargnants ? Cette question est d’autant plus d’actualité que la pandémie favorise une forte hausse de l’épargne.
En France, c’est un surcroît d’argent de près de 200 milliards d’euros qui devrait s’accumuler en 2020 et 2021. Certes, une partie de cette épargne sera mobilisée par un rattrapage de la consommation mais une autre sera probablement conservée comme épargne de précaution. Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur le transfert possible de l’épargne vers le secteur associatif ou caritatif sous forme de dons, mais sur la façon dont l’exercice de la citoyenneté peut s’exprimer dans le comportement d’épargne.
Nous restituons ici les résultats d’une recherche conduite en prenant appui sur des travaux réalisés dans les deux disciplines de la finance et du marketing sur les thématiques respectives de la démocratisation de la finance et des enjeux citoyens de la consommation ainsi que sur une étude documentaire. Ces travaux ont été présentés en décembre dernier à la XXe conférence annuelle de l’EURAM (European Academy of Management) et seront publiés dans l’ouvrage collectif Organisons l’alternative ! (Éditions EMS, à paraître).
Être investisseur-citoyen
Le monde de la finance parle d’" investisseur " ou investisseuse plutôt que d’" épargnant " ou épargnante dans la mesure où l’épargne est mobilisée pour répondre aux besoins de financement d’autres agents économiques, des ménages, des entreprises, des associations, des collectivités publiques. C’est ce terme que nous retiendrons pour désigner les individus qui ont une capacité d’épargne même modeste et ne conservent pas leur épargne sous la forme d’un bas de laine.
Historiquement, l’investisseur ou l'investisseuse appartenait à une élite sociale. La démocratisation de la finance, opérée par exemple à travers la retraite par capitalisation, la gestion collective (assurance-vie, OPCVM) ou de nouvelles formes de rémunération salariale ont modifié son profil : il est désormais largement représenté dans la classe moyenne (Frank 2000). Il investit pour s’assurer contre les risques liés à son cycle de vie. À ce titre, il se concentre essentiellement sur son propre intérêt et celui de sa famille.
Néanmoins, l’impact de son investissement dépasse ses seuls intérêts. Il peut permettre, par le mécanisme du financement, d’améliorer le cadre de vie d’autres ménages, de créer des emplois, de financer des équipements du secteur de l’éducation, de la santé, des loisirs. Mais il peut aussi contribuer au financement d’entreprises peu soucieuses de leurs salariés ou de leur empreinte environnementale ou sociétale, et ce sans qu’il en ait forcément conscience.
Des travaux de recherche en marketing montrent que la consommation comporte une dimension citoyenne. Un individu peut désirer, acheter et utiliser des biens et services et mener une vie de citoyen soucieux de la vie de la Cité.
L’affirmation possible ou espérée de plus de citoyenneté dans cette période de pandémie, pourrait accélérer le développement de la dimension citoyenne de l’épargne, transformant les investisseur·euse·s en investisseur·euse·s citoyen·ne·s, c’est-à-dire dont les choix financiers comportent une dimension citoyenne en ce sens qu’ils sont en partie guidés par son souci du bien-être, de la justice, plus globalement de la vie de la Cité.
Mais quels choix s’offrent alors à eux ?
Exercer sa citoyenneté en finance
Le vote constitue un acte emblématique de la citoyenneté. Dans le domaine de la finance, il renvoie au droit de vote dont disposent les investisseurs et investisseuses dans les assemblées générales des entreprises qu’ils financent en détenant des actions. Mais son exercice peut être rendu difficile par l’insuffisance d’informations et de compétences des investisseurs et investisseuses ou par leur pouvoir limité face des actionnaires puissants qui privilégient la création de valeur actionnariale. Des voies alternatives existent en France pour que les investisseurs et investisseuses puissent exercer leur citoyenneté.
Ces derniers peuvent investir dans des coopératives dont la gouvernance partenariale vise à équilibrer les intérêts des financeurs, des clients, des salariés, des fournisseurs. Elles sont nombreuses et appartiennent à des secteurs variés, de l’alimentaire au secteur bancaire.
Les investisseur·euse·s citoyen·ne·s peuvent également financer des projets à impact positif, notamment par le biais des plates-formes de financement participatif. Ces dernières proposent à la foule des projets à financer. Certaines, par exemple Lendosphere, sont spécialisées dans le financement de projets favorisant la transition énergétique.
Les investisseurs et investisseuses doivent néanmoins posséder des compétences particulières et du temps pour choisir les projets à financer ; c’est le propre du financement direct. L’alternative consiste à s’appuyer sur des intermédiaires pour investir.
La banque constitue l’intermédiaire historique de référence. Déposer son argent sur un produit d’épargne bancaire revient à financer les projets de particuliers ou d’entreprises sans avoir à les sélectionner. Cela n’exclut cependant pas de financer des entreprises peu vertueuses.
La garantie d’investir en citoyen est plus forte si l’investisseur ou l'investisseuse place son épargne sur des produits d’épargne bancaire comme le livret de développement durable et solidaire (LDDS), destinés à financer des petites et moyennes entreprises et des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Elle l’est également davantage lorsqu’il investit dans des fonds d’investissement responsable – l’investissement responsable (IR) étant un investissement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental.
Une offre responsable
Les sociétés de gestion d’actifs qui gèrent ces fonds prennent en effet en compte des critères extrafinanciers pour sélectionner les valeurs dans lesquelles placer l’argent des investisseurs et investisseuses. L’approche " best-in-class ", la plus répandue en France, consiste à sélectionner les entreprises qui ont les pratiques les plus vertueuses et responsables au sein de leur secteur.
L’offre de fonds IR est particulièrement importante en France. Elle a été complétée récemment suite à l’obligation donnée, dans le cadre de la loi Pacte entrée en vigueur 2019, aux compagnies d’assurance de proposer, au sein des contrats d’assurance vie – produit de placement préférés des Français – des supports orientés vers la préservation de l’environnement et vers des projets solidaires.
La mise en évidence des enjeux citoyens de la finance permet d’imaginer le cadre dans lequel les ménages qui ont une capacité d’épargne peuvent exercer leur citoyenneté à travers leurs choix financiers et ainsi s’inscrire, sans renoncer à servir leurs propres intérêts, dans un projet politique et par là même renforcer leur pouvoir d’agir.
La variété d’offres à leur disposition y est favorable. Ceci ne doit pas masquer les efforts institutionnels encore à opérer pour les clarifier – la diffusion des labels doit éviter certaines dérives éthiques comme le greenwashing ou le socialwashing – et pour aider les épargnants français à accroître leur niveau d’éducation financière.
La combinaison de ces efforts au développement d’un rapport citoyen à la finance pourrait permettre, en sortie de pandémie, de prioriser le financement de projets à forte portée citoyenne et collective et d’entreprises responsables.
Article écrit par Emmanuelle Dubocage et Evelyne Rousselet