Republication d'un article du 19 avril 2021
En 2013, vous avez publié un livre intitulé les "Sans bureau fixe". Avec la crise, les notions de télétravail, de flexibilité-bureau et de nomadisme sont réapparues. Est-ce simplement un phénomène cyclique ?
Ma perspective de recherche, dans cet ouvrage, était la croissance inflationniste des déplacements motorisés due à une extension géographique. Cela m'a naturellement amené à réfléchir à la question du travail nomade qui est une manière d'y répondre. Dans le même temps apparaissait dans le paysage les premiers tiers lieux. À l’époque, les "sans bureaux fixes" qui pratiquaient le travail à distance étaient moins motivés par des raisons économiques ou de gain de temps que par l'émulation des “communautés” animant ces lieux. Les premiers établissements publics numériques - EPN, apparus en 1998 sous l'impulsion de la DATAR- censés offrir un relais aux migrants du rural, se sont avérés une fausse bonne idée, le monde de l'entreprise et la maturité du numérique n'étaient pas au diapason. Aujourd'hui, nous sommes bien loin de ce schéma.
Le 15 mars 2020, le télétravail est arrivé brutalement dans la vie des Français. Et on s'est rendu compte que ce système a plutôt bien fonctionné avec une satisfaction des travailleurs dans quelques 85% des cas.
La mise en place d’une sorte de télétravail a, semble t-il, échoué auparavant. Est-ce qu’à l’avenir, les bases d’un télétravail à temps complet ou partiel développées pendant la crise pourraient s’enraciner ?
Une chose est sûre, ce mouvement est désormais irréversible sans qu'on puisse présumer de la suite. Les voyants sont plutôt au vert mais il faut rester prudent car il reste une grande différence d’appréciation entre tous les acteurs : les grandes entreprises et les PME, les salariés confinés et les autres et, en dernier, l’acteur public qui se concentre aujourd’hui sur le bénéfice sanitaire du télétravail. Ces divergences d'appréciation du télétravail conduisent à prendre un peu de hauteur.
"La notion de travail à distance doit être réinventée pour devenir autre chose que ce qu’elle est"
Entre trop de déplacements pour un lointain accès au siège hier et le manque de face à face et de sociabilisation du travail à domicile, il faut trouver un équilibre. Il faut trouver un équilibre entre trois pôles d’actifs : la co-présence au siège ou dans un tiers-lieux, la distance - chez soi ou dans un tiers lieux- et la durée du déplacement. C’est un déséquilibre dans ce trio qui engendre finalement un mouvement et une volonté de télétravailler.
Aujourd'hui, les études montrent que la première motivations des salariés est le gain de temps. En contrepartie, il faut affronter des difficultés : la configuration du domicile qui n’était pas prévue à cet effet ou encore la gestion des autres personnes présentes au domicile. Finalement, on se rend compte que le domicile doit être cantonné à un domicile, rien de plus. Nous sommes face à un enjeu d’adaptation et d’invention. La notion de travail à distance doit être réinventée pour devenir autre chose que ce qu’elle est.
Si le domicile devient un lieu sacré, exempt de télétravail, peut-on imaginer que le flex-office sonnera l'avènement des espaces de coworking et des tiers-lieux ?
Les espaces Morning se sont désormais alliés à Nexity qui a pris des parts dans l'entreprise. Ce type de structure pourra développer des bureaux de proximité pour le compte d’entreprises qui veulent offrir des espaces dédiés à leurs employés - et d'autres ouverts à tous les travailleurs. Ce n’est pas vraiment nouveau, IBM fait déjà ça depuis 1990. C'est la suite logique du coworking qui insiste sur la notion de proximité qui est nécessaire pour réduire les pénibilités et accroître la productivité.
En réalité, dans n’importe quel lieu où il y a la 4G, on peut travailler : sur le quai d’une gare on passe des appels pro, dans les trains, les cafés..même au McDo, on peut travailler.
Toutes les typologies d’entreprises sont-elles prêtes à assurer ce passage au télétravail ?
Cette montée du télétravail est sans retour mais pas sans incertitudes. La taille des entreprises semble être une variable très discriminante dans l’appréhension du futur de ces délocalisations. Lors du premier confinement, Carlos Tavares, le CEO de PSA, est sorti du bois en expliquant que tous les cadres de l’entreprise devraient travailler au moins 4 jours par semaine hors du siège. Un an plus tard, les études montrent que 80% des grands comptes confirment l’intérêt du télétravail. Mais cette valeur se réduit jusqu’à 23% pour les PME de 20 à 99 employés (Sondage Les Échos/Viavoice). On peut faire l’hypothèse qu’ils y voient réalisent un important gisement de productivité moins évident pour les autres entreprises, même s’il est complexe à mesurer. Il faut néanmoins rester vigilant sur les revers possibles de ces pratiques. Même à distance, le contrôle s’exerce et il peut même être encore plus efficace.
Cela signifie t-il qu'il n’y aura plus de relations entre les salariés et que le bureau sera une coquille vide ?
Le bureau restera encore un espace d’échanges, de rencontres et de travail pour tous, mais dans des temps de présence réduits. Il aura davantage une fonction “prestige” et son rôle de représentation s'accroîtra. Certaines pratiques développées durant le confinement ne disparaitront pas. Nous sommes allés trop loin pour revenir en arrière aujourd'hui. Faire un webinar à distance est un outil intéressant et économique. On s'est rendu compte que les économies des voyages au long cours ou ceux de l’immobilier sont considérables, que la productivité croît au moins du temps et de l’effort du transport disparu.
Tout le monde s’accorde à dire qu’il y aura une partition du télétravail, avec ceux qui peuvent - environ 52% selon les statistiques - et pour les tâches qui le permettent.
On commence subtilement à parler de nomadisme dans le travail. Est-ce que cette mobilité dans le travail pourrait profondément changer les espaces ?
Certains Français aimeraient fuir la ville et ses écueils pour habiter dans des lieux plus sains et moins pollués avec une vie de quartier, un voisinage. Mais en réalité, une telle réorganisation est souvent compliquée car nous avons nos amis, notre travail proche, l’école des enfants... Je ne crois pas un changement radical et proche, les choses évolueront dans le temps.
Quant au nomadisme, il y en a plusieurs sortes et tous ne sont pas viables. On trouve le nomadisme de villégiature exotique. L’Arkansas a bien compris que les habitants de San Francisco voulaient fuir la ville et ils ont offert aux nouveaux arrivants 10 000 dollars et un vélo. La Clusaz aussi a lancé un jeu concours pour offrir des hébergements d’un mois à des familles avec enfants. Les Canaries, Madère, la Croatie ont aussi capitalisé sur ce nouveau tourisme l’année passée. En revanche, le nomadisme consistant à changer sans cesse de bureau ne fait pas sens. Quand on travaille, on a besoin de repères de récurrences.
Au cours de l’année passée, on a beaucoup parlé des envies de reconversion des Français. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?
Cette pandémie a été l'occasion pour de nombreux actifs de s'interroger sur le sens de leur emploi. Les analyses se sont révélées assez brutales sur le fait que cette pandémie a été l’occasion pour de nombreux actifs de s’interroger sur le sens de leur emploi. Selon l'une de ces enquêtes, 40% des actifs ont remis en question le sens de leur travail. En parallèle, on voit aussi de nombreux papiers sortir sur la nouvelle filière de coachs qui s’adressent aux personnes en plein questionnement sur leur avenir et le rôle du travail dans leur vie.
Cette remise en question est vraiment spectaculaire et dépasse la simple question du face-à-face et du distanciel. Il faut arrêter de croire que l’Homme aime travailler. Le travail a toujours été lié à la notion de pénibilité.
La précarisation et la saturation du travail, les jobs à la con (les bullshit jobs), l’atomisation du tâches et des emplois, l’irruption de la robotisation et la prégnance de l’IA... la société de contrôle font peser les menaces fortes et interroge. C’est une question très lourde - qu'est la remise en question de la notion même de travail. Les institutions préfèrent ne pas se poser ces questions.