18 mars 2021
18 mars 2021
Temps de lecture : 8 minutes
8 min
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Comment Jimini’s se bat depuis 6 ans pour mettre des insectes dans nos assiettes

Si l’arrivée des insectes dans l’alimentation animale fait son chemin, l’administration française est beaucoup moins encline à les autoriser dans nos assiettes. L’entreprise Jimini’s en fait les frais depuis 2014 : son steak à base d’insectes attend toujours d’être proposé à la vente. Mais de nouveaux événements sont venus rebattre les cartes de l'imbroglio juridique dans lequel elle se trouvait. Le hamburger au scarabée Molitor n’a jamais été aussi proche d’arriver dans nos assiettes.
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L’année a commencé fort pour l’industrie des insectes. Mi-janvier, en effet, l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) rendait un avis favorable à l'utilisation du scarabée Molitor. Un premier pas encourageant immédiatement saisi par la startup française Ÿnsect, sous le feu des projecteurs pour avoir levé 372 millions de dollars en série C, pour annoncer son lancement dans l’alimentation humaine. En France, une autre entreprise a déjà exploré ce sujet, non sans difficulté depuis bientôt 10 ans : Jimini’s. À la différence d’Ÿnsect qui est éleveur de vers de farine, Jimini’s commercialise des insectes comestibles, notamment à cuisiner, sur son site internet ou via des distributeurs. En effet, depuis 2014, ses fondateurs - Clément Scellier et Bastien Rabastens - mènent une bataille juridique avec l’administration française pour continuer à vendre leurs produits. L’hostilité des instances françaises couplée aux opinions divergentes des juges saisis expliquent en partie la disparition de plusieurs entreprises engagées sur ce marché innovant, comme Alim’Ento qui a fini par mettre la clé sous la porte en octobre 2019. 

Le rejet des administrations françaises 

"Nous n’avons jamais voulu médiatiser cette histoire au cours des dernières années , explique à Maddyness  Bastien Rabastens. En effet nous souhaitions éviter toute politisation de l’affaire qui auraient pu nous nuire ou ralentir le travail de nos avocats."  Cet aveu n’intervient pas à un moment anodin : suite à une récente décision du Conseil d’Etat, le dirigeant entretient l’espoir d’un dénouement proche. Mais il se garde bien de triomphalisme, échaudé par 6 ans de bataille judiciaire. Retour en arrière. 

Clément Scellier et Bastien Rabastens ont créé leur première entreprise, Jimini’s, en 2012 avec pour ambition de mettre dans les assiettes des Français·es un produit encore peu présent en Europe : les insectes. Les deux premières années se passent plutôt bien. "À l’époque, la consommation d’insectes restait peu développée. Dans les salons, les visiteurs nous regardaient d’un air un peu surpris. Et les autorités françaises n’y prêtaient pas vraiment attention" , contextualise Bastien Rabastens. D’une manière très factuelle, aucun texte juridique ne régissait cette question… Le secteur était confronté à un véritable flou juridique. "Nous avons cherché à nous renseigner en nous heurtant toujours à cette même réponse : nous ne savons pas" , ajoute Bastien Rabastens. Sans réaction particulière des autorités françaises, les deux associés poursuivent leur route et lancent leur campagne de crowdfunding pour financer la commercialisation de leurs premiers produits. L’initiative ne passe pas sous le radar des médias et la jeune marque obtient une double page d’en Elle qui donne un coup d’accélérateur à sa campagne. Petit à petit l'entomophagie entre dans le viseur des autorités françaises. 

Le règlement Novel Food, pierre angulaire du débat juridique 

"D’une position de laisser-faire, nous sommes passés à un argumentaire plus dur de leur part" , constate le co-fondateur. En 2014, lors d’un salon, un membre de la DGCCRF (direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) va même saisir les produits de Jimini’s sur leur stand. Un arrêté préfectoral - se basant sur le règlement Novel Food de 1997 - est pris dans la foulée pour interdire la commercialisation de leurs produits. 

Le règlement Novel Food de 1997 a été adopté pour éviter l’arrivée sur le sol européen de produits génétiquement modifiés - en réaction à la naissance de Dolly, un mouton cloné un an plus tôt. Ce texte intégrait ainsi une procédure complexe et contraignante d’autorisation pour pouvoir commercialiser ces fameux "nouveaux" aliments. Certains produits faisaient exception : ceux régulièrement consommés sur le territoire et les animaux entiers. Devant ces critères, dans quelle catégorie fallait-il ranger les insectes? "D’une part la consommation d’insectes n’était commune en Europe, mais historiquement très développée dans d’autres pays du monde et d’autre part, nous commercialisions des insectes entiers" , détaille Bastien Rabastens. 

À ce moment-là, plusieurs pays prennent position. Les Pays-Bas, la Belgique et le Royaume-Uni décident de considérer les insectes comme des produits non Novel Food, autorisant de fait leur commercialisation. La France choisit, de son côté, une position plus conservatrice en transférant à l’alimentation le principe de précaution. Un double problème se pose alors pour Jimini’s : "Premièrement la procédure d’autorisation en question est très onéreuse et longue en plus de n’apporter aucune barrière à l’entrée concurrentielle. Deuxièmement, seul les fermes d’élevage sont en capacité de déposer un dossier en leur qualité de premier metteur sur le marché, ce qui n’est pas notre cas puisque nous n’élevons pas d’insectes" , précise Bastien Rabastens. Finalement, la startup se retrouve presque "à faire une carte des pays où elle pouvait vendre" 

David contre Goliath : les débuts d’une grande bataille juridique 

En 2014, les deux associés voient leurs plans de développement entravés par ce fameux arrêté préfectoral. Commence alors une longue bataille juridique. "À cette époque, le risque était énorme. Nous avions eu une croissance de 50% par an au cours des deux dernières années en misant sur un développement organique avec une commercialisation via des épiceries et des magasins spécialisés. Cela a mis un gros coup de frein à notre activité" , reconnaît Bastien Rabastens. 

Les deux fondateurs décident de  contre-attaquer et lancent une procédure en référé - qui permet à un juge saisi en urgence de rendre une position provisoire sur un point précis du litige, ici la possibilité de continuer à commercialiser leurs produits, en attendant le jugement sur le fond. Le juge administratif répond favorablement à leur demande, considérant que les insectes ne sont pas des produits Novel Food. La décision n’est pas du goût de la DGCCRF, rattachée à Bercy, qui fait alors appel de la décision devant le Conseil d’Etat.

En parallèle, le règlement Novel Food de 1997 est remis sur la table. Le statut des insectes est tranché : ils sont considérés comme de la Novel Food. Mais une précision vient complexifier la réponse : les produits non considérés comme de la Novel Food en 1997 bénéficient d’une dérogation pour continuer à commercialiser leurs produits en attendant la réponse à leur demande d’autorisation. Le conflit n’est donc pas réglé pour Jimini’s, d’autant plus que le texte n’entrera en vigueur qu’en 2018. En 2016, le Conseil d’État vient de nouveau valider la première décision. L’arrêté préfectoral est suspendu et Jimini’s et ses distributeurs peuvent reprendre du service. Un soulagement pour la startup. 

Mais la procédure sur le fonds intervient un peu plus tard et le jugement ne prend pas du tout la même tournure. Les juges de la Cour administrative de Paris et ceux de la Cour d’Appel "estiment que les insectes comestibles entrent dans le champ d’application du règlement Novel Food depuis 1997" . C’est à nouveau la douche froide pour Bastien Rabastens et Clément Scellier qui voient leurs distributeurs commencer à se poser des questions. "Ils ne comprenaient pas. Un coup, ils pouvaient commercialiser nos produits, puis après non. Ils ont commencé à douter et nous avons dû nous battre pour conserver leur confiance" , déplore le co-fondateur. 

Un pourvoi en cassation est réalisé par la startup, le conseil d’État rend une dernière décision en 2019 : les juges estiment qu’il faut poser la question à la Cour de Justice de l’Union européenne. Un an après, le 1er octobre 2020, la décision tombe : "les insectes entiers ne sont pas concernés par le champ d’application du règlement 258/97 dit Novel Food" . Résultat, Jimini’s peut bénéficier du régime transitoire du nouveau règlement Novel food autorisant leur maintien sur le marché en attendant l’approbation des demandes d’autorisation déposées devant la Commission européenne. Le Conseil d’État vient confirmer l’avis en février 2021. "Du point de vue du droit, la situation est réglée mais dans la pratique les choses sont un peu plus compliquées, avoue Bastien Rabastens. Il reste des éléments de fait à vérifier, une procédure est encore en cours devant la Cour d’Appel." Ce qui ne l’inquiète pas trop : "les arguments de santé publique ont depuis été largement étudiés" , assure t-il. 

L’épilogue 

"Nous pensons pouvoir remettre nos produits en vente en attendant que nos fournisseurs reçoivent les réponses des dossiers déposés devant la Direction générale de la santé de la Commission européenne" , admet Bastien Rabastens. Ÿnsect fait partie des startups qui ont réalisé cette demande devant l’EFSA mais aussi auprès de la Food and Drug administration aux États-Unis selon Business Insider.

Pour survivre à ce combat long et sinueux, Jimini’s a dû changer son fusil d’épaule. Alors qu’elle faisait une large majorité de son chiffre d’affaires sur le territoire français, elle a commencé à exporter hors de ses frontières. "Cela a ajouté un coût initial que nous n’avions pas prévu. Nous réalisons désormais 60% de notre chiffre d’affaires à l’export. Malgré ces difficultés, nous avons conservé une croissance organique entre 2016 et 2019" 

Grâce aux dernières prises de position européenne et française, le moment sera peut-être bientôt opportun pour Jimini’s de commercialiser le steak à base d’insectes qu’elle développe depuis 2017 et dont elle a déjà testé une première version simplifiée en partenariat avec FoodChéri en 2019. À ce stade de développement, la composition du steak reste secrète. "Jusqu’ici, nous n’avions pas considéré comme pertinent de démarcher les chaînes de supermarchés dans un contexte réglementaire flou, même si cela devrait évoluer très prochainement" , avoue Bastien Rabastens. Une fois ces barrières réglementaires levées, Jimini’s aura un autre travail titanesque ; faire comprendre et accepter aux Français·es  que des insectes peuvent faire partie de leur alimentation quotidienne.

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