Cet article est republié à partir de The Conversation France.
Sommes-nous en train de vivre l’une des plus importantes bulles spéculatives sur les marchés financiers ? Même si un simple regard sur les valorisations des marchés actions tend à souligner une envolée des cours, et même si cette envolée ne semble guère sous-tendue par une réelle reprise économique, la réponse à cette question reste délicate pour une raison simple : nous ne connaissons pas la valeur fondamentale future de l’économie réelle, et donc des actifs financiers.
Partant de ce constat d’ignorance, la recherche en finance a tenté de fournir des perspectives permettant de déceler la présence de bulles financières.
Une composante récurrente des échanges
Répondre à la question d’une bulle sur les marchés financiers, nécessite avant tout de définir ce que serait une bulle, et peut-être surtout ce qu’elle n’est pas. Une bulle, ce n’est pas nécessairement une hausse soudaine de la valorisation des marchés financiers. Cette hausse peut être parfaitement normale si elle reflète un accroissement de la richesse réelle, présente ou future. Une bulle, ce n’est pas non plus une simple erreur, comme celle ayant mené à la flambée d’un homonyme chinois de la compagnie américaine Zoom en mars 2020. En fait, la définition la plus simple d’une bulle est une augmentation substantielle des prix, suivie par une correction soudaine, qui n’est pas due à une modification de la valeur fondamentale des actifs. Valeur de marché et valeur réelle deviennent décorrélées.
Depuis leur commencement, les marchés financiers, et dans une moindre mesure certains marchés réels, sont sujets à des bulles. Un exemple classique est celui de la tulipomanie (Tulip mania) avec l’envolée des prix des bulbes de tulipes aux Pays-Bas, où en 1637, un seul bulbe s’est vendu pour le prix d’un petit château. Un autre exemple est la bulle sur la Compagnie des mers du Sud, qui a vu en 1720 le prix de ses actions multiplié par huit en quelques mois, sans raison apparente.
Plus récemment, les cours des actions, mais aussi le crédit, l’immobilier, les matières premières, les marchés obligataires, et de façon célèbre, le bitcoin, sont autant d’actifs ayant connu des épisodes de bulles. Concernant les cryptomonnaies, de nombreux économistes défendent d’ailleurs une bulle permanente, leur valeur fondamentale étant théoriquement inexistante.
En fait, la présence de bulles sur les marchés (financiers et réels) semble découler d’un comportement persistant des agents économiques. Des études expérimentales, contrôlant exactement la valeur réelle, ont montré que les participants avaient tendance à mettre en place un fonctionnement de bulle, avec des envolées et effondrements des cours très similaires aux situations en économie réelle, et en rien liés à un changement de la valeur réelle des biens échangés.
Quant à la récente bulle observée sur GameStop et organisée via le réseau social Reddit, la recherche a effectivement montré que la coordination entre agents ne fait qu’amplifier les phénomènes de bulles.
Une poignée d’amateurs a réussi à contrarier les plans de spécialistes de la finance qui misaient sur une chute de l’enseigne de jeux vidéo. Épiphénomène ou changement de paradigme ? Un article de l'économiste @julien_pillot (@INSEEC_U) https://t.co/kHpa8SqKHW
— The Conversation France (@FR_Conversation) February 9, 2021
Ainsi, malgré quelques rares visions alternatives, la recherche s’accorde sur le fait que les bulles constituent une composante récurrente de l’échange économique, sur les marchés réels, et a fortiori, sur les marchés financiers.
Des bulles souvent rationnelles
Alors, sommes-nous aujourd’hui dans une bulle financière ? Répondre à cette question nécessite de distinguer deux types de bulles : les bulles rationnelles et les bulles irrationnelles. Les bulles irrationnelles sont celles auxquelles nous pensons le plus souvent, provenant de l’irrationalité des agents – définie généralement comme l’incapacité à agir avec une parfaite intelligence – et provoquant des phénomènes explosifs sur les marchés financiers. La recherche a effectivement documenté la présence de telles bulles irrationnelles, qui peuvent être attribuées par exemple à des déficits calculatoires, ou à des biais comportementaux, comme la surconfiance.
Cependant, étrangement, les bulles irrationnelles ne sont pas les bulles les plus fréquentes. Ce sont en fait les bulles rationnelles qui ponctuent le plus la vie des marchés. Mais comment une bulle peut-elle être rationnelle ? Une bulle est rationnelle si les acteurs sont bien conscients que la valeur des biens est sans commune mesure avec leur valeur fondamentale, mais entendent profiter de cette situation pour dégager un profit. Les investisseurs font un pari rationnel que la bulle poursuivra un temps son expansion, et qu’ils parviendront à en sortir avant son explosion.
De fait, ils savent bien que les marchés finiront par s’effondrer, mais parient sur la probabilité de ne pas être le "dernier imbécile" (greater fool). En fait, les investisseurs investissent sur l’accélération de l’augmentation des prix – pensez à la dernière fois où vous avez vu le prix du bitcoin flamber. Ce sont donc des prophéties autoréalisatrices, et contre lesquelles les régulateurs et banques centrales se trouvent démunis. La majorité des bulles récentes (comme celle de 2001 sur les valeurs Internet), peuvent notamment être attribuées à ce mécanisme.
Les marchés technologiques, un terreau favorable
Des travaux récents ont permis d’identifier des périodes de bulles sur les marchés actions, à partir de l’accélération incontrôlée des prix. Alors, que penser des marchés aujourd’hui, en gardant en mémoire les principes développés jusqu’ici ?
Si l’on regarde l’évolution des prix de quatre indices principaux (le Nasdaq, le S&P 500, le CAC 40 et le DAX), on peut aisément identifier l’effondrement des cours lié à la Covid-19 (cf. figure 1).
Cependant, sur les marchés américains, et particulièrement sur le marché technologique du Nasdaq, on observe une remontée très rapide des prix, dépassant largement leur niveau initial et présentant une accélération de leur pente (les prix montent de plus en plus vite). Cette accélération de la hausse des prix sur un court intervalle de temps est symptomatique des bulles rationnelles.
Des tests plus rigoureux seraient nécessaires pour conclure, mais le fait que ce phénomène d’accélération soit particulièrement présent sur le Nasdaq apparaît inquiétant : les marchés de nouvelles technologies en général, et le Nasdaq en particulier, sont en effet connus pour favoriser et pour avoir abrité de fréquentes périodes d’exubérance.
Des auteurs ont suggéré des explications rationnelles à cette reprise et embellie très rapide : une politique des banques centrales extrêmement accommodante, une explosion de l’épargne disponible, le développement de l’investissement individuel ou encore une anticipation de la reprise.
Tous ces arguments sont valables et fournissent des explications rationnelles à la hausse des prix. Cependant, nous l’avons vu, les bulles peuvent, elles aussi, être parfaitement rationnelles. Surtout, ces arguments n’expliquent pas l’accélération continue (et autocorrélée) de la hausse.
La rationalité des investisseurs ne présume donc pas d’un marché sans bulle, bien au contraire. L’accélération de plus en plus rapide de la hausse des prix sur les marchés financiers que l’on observe aujourd’hui reste donc inquiétante : elle pourrait bel et bien être le signe du développement d’une bulle financière majeure.
Paul-Olivier Klein, Maitre de Conférences en Finance, IAE Lyon School of Management – Université Jean Moulin Lyon 3