Lou Yetu, marque française de bijoux fantaisie qui cartonne depuis 2015, est sous le feu des projecteurs, ou plutôt celui des réseaux sociaux, depuis le mardi 19 janvier, date à laquelle des témoignages sur les conditions de travail ont commencé à pleuvoir sur Instagram. Le compte qui s’en fait l’écho, Balance ta startup, est né en décembre dernier pour dénoncer les abus de jeunes entreprises, tech ou innovantes... et a vu ses statistiques exploser avec cette affaire. Sa créatrice, qui souhaite conserver son anonymat, expliquait récemment aux Echos avoir travaillé dans de nombreuses startups et avoir été témoin ou victime de comportements déplacés. Après sa lecture de l’enquête Médiapart sur la startup Lunettes pour tous, elle a décidé de lancer son propre compte, sur le modèle de @balancetonagency, qui a fortement secoué le secteur de la publicité ces derniers mois.
La personne chargée du compte Balance ta startup rapporte à Maddyness avoir reçu plus d’une centaine de messages d’anciennes salariées de Lou Yetu. Elles y dénoncent des faits de harcèlement ainsi qu’un marketing mensonger sur la provenance des bijoux qu’aurait mis en place, selon elles, la jeune marque.
Dans la tech comme dans la com, le procédé du compte anonyme dérange, questionne. Mais il faut s'interroger aussi sur cette méthode : est-ce le seul moyen finalement pour des victimes supposées et des témoins de se faire entendre et ainsi de nous interroger — dirigeants, salariés et consommateurs — sur le management au sein des entreprises ? Une partie de la réponse se trouve sans doute dans ce témoignage recueilli par Maddyness : "J’ai voulu l’emmener (l’entreprise, NDLR) aux prud’hommes pour ces raisons, j’aurais pu, mais, une fois partie, j’en avais mal au ventre de repenser à cette entreprise, j’ai donc décidé d’abandonner pour me déconnecter de tout ça".
67 000 abonnés perdus sur Instagram en une semaine
Ce jeudi 28 janvier, moins de dix jours après la première publication sur Instagram de ces témoignages, les conséquences sont déjà lourdes : Lou Yetu a perdu 67 000 abonné·e·s. Le compte Balance ta startup, qui n’en comptait que 5 000 avant cette déferlante, a lui gagné 144 000 nouveaux followers. Un drame pour la marque de bijoux propulsée par Instagram, dont une grande partie de la communication se fait sur ce réseau social. L’impact est d’autant plus fort que, selon des informations du magazine Stratégies, une journée sans publication Instagram réduit de 20% le chiffre d’affaires de la marque, alors qu’un jour avec plusieurs posts voit augmenter ce dernier de 10%.
Depuis ces révélations, la marque se fait discrète et Camille Riou, la CEO de 30 ans, a supprimé son compte personnel et la boutique, située dans le 2ème arrondissement de Paris, montre porte close, officiellement pour "raisons sanitaires" . La marque a toutefois publié une réponse à ces accusations qu’elle dément fortement : "Les valeurs et les pratiques qui transparaissent dans les publications ne sont pas celles de l’entreprise".
Contactée, la dirigeante n’a pas donné suite à notre demande d’entretien téléphonique. L’entreprise nous a toutefois répondu par écrit : "Nous ne participerons pas au tribunal anonyme des réseaux sociaux. Certains nous reprocheront peut-être notre silence, mais il est actuellement nécessaire. Face à ce lynchage irrationnel d’une violence inouïe, tout ce que nous pourrions aujourd’hui dire serait inaudible. Nous serons très vigilants quant au respect des droits de la société Lou Yetu et de sa fondatrice et seront contraints de poursuivre toute personne qui participerait à ces allégations diffamatoires, et aux propos malveillants répétés sur les réseaux sociaux constituant un cyber-harcèlement".
"Une charge de travail énorme"
Maddyness a pu s’entretenir avec plusieurs ex-salariées. Parmi les différents faits rapportés par ces dernières, le principal problème semble être celui du harcèlement moral et d’une charge de travail jugée démesurée par les personnes interviewées. Toutes parlent ainsi d’un "turnover hallucinant" , de chargé·e·s de projets restant "5 ou 6 mois, pas plus", "faisant passer les employés qui restaient plus de deux ans pour des dinosaures". Aujourd’hui, elles souhaitent témoigner mais préfèrent rester anonymes, par peur de représailles.
La plupart des personnes interrogées témoignent d’une "charge de travail énorme" pour des missions qui, au début, leur plaisaient beaucoup. "On ne comptait pas nos horaires, la fondatrice nous sollicitait le soir, le week-end, pendant nos congés…" , détaille l’une d’elles. "Quand on arrive dans cette société, on a envie de décrocher la lune pour cette entreprise qui nous vend du rêve et des missions de folie… Mais on ne peut que déchanter ensuite” , s’attriste Julia* , ex-employée de l’atelier.
"Je n'arrivais plus à lâcher mon téléphone pro en vacances ou en soirée, je n'avais plus de vie personnelle" , raconte Lucie*. Employée au sein du pôle marketing, cette dernière affirme avoir “vécu un véritable harcèlement moral chez Lou Yetu. Je faisais des crises d’angoisse à répétition, dans le métro, sur le chemin du travail, et au bureau" . Toutes les personnes interrogées évoquent cette même "boule au ventre" dans leur cadre professionnel. Mathilde* explique avoir enchaîné plusieurs arrêts maladies : "J’étais épuisée" . Cette dernière déclare avoir vu "nombre d’entre elles faire des burnout, des dépressions, et d’autres développer des addictions ou mises sous antidépresseurs".
En témoigne Julia*, qui faisait partie d’un groupe de 11 personnes, parties dans le cadre d’un licenciement économique, en novembre dernier. "Ce motif n’est pas valable puisqu’on voyait bien qu’en même temps les annonces d’embauche pullulaient sur le site de Welcome to the Jungle".
"La dirigeante n’a aucune compétence managériale, sa priorité c’est Instagram, elle ne témoigne aucun intérêt sur les différents services et ne cherche pas à comprendre ses salarié·e·s" , ajoute une ancienne salariée, qui a passé quelques mois à la relation clientèle de Lou Yetu. "Elle fixait des objectifs intenables aux vendeuses, comme vendre 10 000 bijoux en deux jours, et l’une des employées en boutique se mettait à trembler dès que la fondatrice était là, elle faisait des malaises et a fini en burnout" . Sophie* explique aussi avoir "reçu des menaces", quand elle a annoncé vouloir partir, disant "qu’elle ruinerait ma réputation sur les réseaux".
La médecine du travail, l'URSSAF et l'Inspection du travail auraient été alertées
Toutes les anciennes salariées interrogées insistent sur les "séquelles" qui leur restent aujourd’hui de leur expérience au sein de la marque de bijoux. "Moi qui ai toujours eu des postes à responsabilité et confiance en moi, ce n’est plus le cas depuis, je suis détruite de l’intérieur" , poursuit Sophie*. Céline*, partie avant la fin de son stage chez Lou Yetu, dit avoir "mis un an à trouver un poste après. J’avais honte de cette expérience parce qu’on m’avait donné l’impression d’être nulle. J’ai donc pris 6 mois pour commencer à re-postuler et 6 autres pour réussir à me vendre et convaincre un employeur".
Des ex-employées affirment avoir alerté la médecine du travail, l’URSSAF et l’Inspection du travail, plusieurs fois pour certaines. Une visite de la médecine du travail aurait eu lieu. "La dirigeante est arrivée en trombe dans les bureaux dix minutes avant, affolée, et nous a demandé de sourire" , témoigne Mathilde*, présente à ce moment-là. "C’était très frustrant parce qu’on avait l’impression de n’être écouté par personne".
Dans sa réponse à la lecture des témoignages de harcèlement sur Instagram, Lou Yetu affirme que "sur les conditions de travail de nos équipes : malgré l’anonymat de ces témoignages, nous sommes attristés à leur lecture. Nous en prenons la mesure et restons ouverts au dialogue avec les personnes concernées qui souhaiteraient échanger. Nous réaffirmons notre attachement à l’épanouissement de nos équipes et à des relations de travail respectueuses de tous. À cet effet, nous réaliserons dans les semaines qui viennent un audit indépendant sur ces sujets".
* Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l'anonymat des témoignantes
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