Republication d'un article de The Conversation
Cette révolution a commencé au cours de la dernière décennie 2010, et elle devrait produire tous ses effets sur l’industrie spatiale mondiale au cours des dix prochaines années. Fondé sur différents travaux menés dans le cadre de la Chaire SIRIUS, cet article explore quelques-unes des tendances majeures qui pourraient redessiner le visage de l’industrie spatiale civile mondiale, dans l’espace proche.
Une constellation de petits satellites
La mise en service de constellations de centaines, voire de milliers de petits satellites pourrait transformer durablement l’industrie spatiale mondiale, même si la miniaturisation des satellites n’est pas en elle-même une innovation de rupture.
L’industrie spatiale est encore organisée en filières industrielles hiérarchisées autour de quelques opérations essentielles : la construction, le lancement, l’exploitation d’objets spatiaux, etc. Elle pourrait être appelée à fonctionner davantage, dans les années qui viennent, sous la forme d’écosystèmes industriels d’entreprises de taille moyenne, émergeant en amont ou en aval d’infrastructures spatiales nouvelles, le plus souvent privées et pour l’essentiel aujourd’hui, américaines. Cette transformation a commencé au cours de la décennie 2010, avec une accélération notable à partir de 2017.
La miniaturisation des satellites produit deux conséquences : elle réduit sensiblement le coût d’accès à l’espace, ce qui pourrait poser la question du leadership mondial, s’il n’est plus européen ; elle ouvre la voie à la production de masse de satellites, elle-même facteur de réduction du coût de l’infrastructure spatiale elle-même. C’est une transformation profonde, qui devrait inviter les Européens à s’organiser pour y faire face. Ils semblent vouloir le faire, puisqu’en cette fin d’année, l’Union européenne a annoncé son intention d’étudier dans le cadre du plan de relance 2021-2027, le lancement de sa propre constellation, présentée comme “une infrastructure de souveraineté”.
Cette mutation industrielle se déroule dans un contexte institutionnel dominé par une crise durable de la gouvernance internationale des activités spatiales. Au cours de la prochaine décennie, la gouvernance spatiale internationale pourrait rester un "trou noir". La création d’une organisation spatiale civile internationale (ICSO) n’est actuellement pas envisageable, en raison de la panne, qu’il faut espérer temporaire, du multilatéralisme. Après l’élection du président Joe Biden, on peut s’attendre au retour des États-Unis vers une diplomatie plus consensuelle. Mais cela ne devrait pas modifier sensiblement la donne internationale : les États-Unis continueront à mener le jeu, notamment en promouvant dix principes nouveaux, dénommés "accords Artemis" , qu’ils ont rendus publics au mois de mai 2020.
Ces principes proposent une relecture intelligente – bien que très favorable aux intérêts américains et à la suprématie industrielle américaine actuelle – des règles d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, posées dans le Traité sur l’espace extra-atmosphérique, à la fin des années 1960.
Le nombre limité d’États signataires, actuellement neuf, devrait logiquement augmenter, à moins que l’Union européenne, à son tour, ne prenne collectivement position et ne propose une alternative, en vue de conclure un accord de réciprocité. À cet égard, l’idée d’une Space Market Act devrait être soutenue, dans le prolongement des deux propositions de directives de la Commission, rendues publiques à la mi-décembre, le Digital Services Act et le Digital Market Act.
En attendant, la question des débris spatiaux devrait continuer à retenir l’attention internationale, même s’il sera sans doute nécessaire d’avancer plus rapidement dans le sens des efforts entrepris pour tenter d’organiser et de gérer les conditions d’accès à l’espace proche et plus généralement, le trafic spatial, comme on le fait du trafic aérien. Une piste utile pourrait résulter d’une transposition dans le droit de l’assurance spatiale, de l’expérience des clauses de sauvetage (salvage clause) dans le domaine de l’assurance maritime qui permettent à l’assureur d’exercer des droits sur l’épave qu’il récupère ; cela, pour permettre la mise en place de filières industrielles de valorisation de la collecte de débris spatiaux, comme on le fait sur terre des déchets ménagers.
Guerre des données
L’écosystème industriel spatial qui se dessine, devrait être durablement dominé par l’abondance de données provenant de l’espace, qu’il s’agisse de données d’observation de la terre ou de données concernant l’espace lui-même, ainsi que par les progrès réalisés dans le domaine de leur traitement pour produire de très nombreux services commerciaux, proposés sur Terre.
Cette accumulation de données d’origine spatiale pourrait inquiéter un certain nombre de gouvernements. Certains chercheront à protéger leur "territoire" , en ce compris leurs satellites ou leurs plates-formes spatiales, en créant dans l’espace, des "zones d’interdiction" autour de leurs satellites, plus diplomatiquement appelées "zones de sécurité" (safety zones).
D’autres, comme les États européens, seront plus attentifs au caractère personnel des données traitées ou aux limites que la collecte et le traitement de ces données peuvent apporter à la souveraineté des États, à commencer par les conséquences économiques qui pourraient résulter de comportements anti-concurrentiels sur leurs marchés nationaux. Ce sont les mêmes comportements que les organes de régulation observent depuis quelques années de la part des GAFA et qu’ils commencent à sanctionner. Il est fort probable qu’ils se reproduiront sur les plates-formes spatiales.
La multiplication de ces opérateurs privés devrait par ailleurs entretenir un flux naissant de transactions financières : levées de fonds dans les différentes séries (A, B, C, D+), acquisitions, appels aux marchés financiers avec ou sans véhicule juridique de type SPAC (Special Purpose Acquisition Vehicle). Un nombre croissant de licornes devrait émerger au cours de la prochaine décennie, notamment en Europe, à l’image de la française Preligens. La question de leur stratégie de croissance se posera certainement : croissance interne en renforçant ou en diversifiant leurs activités ou croissance externe par acquisition.
Il est fort probable au vu de l’actualité de ces derniers mois que la solution d’acquisitions prévale et que les marchés se concentrent. Cela devrait soulever la question de la compatibilité des acteurs verticalement intégrés avec les règles de la concurrence et corrélativement, celle de mise en place de régime de protection des actifs industriels nationaux, réputés sensibles contre des tentatives de prédation étrangère.
La Défense devrait rester un client important de l’industrie de l’imagerie spatiale et contribuer à la croissance de ce secteur important de l’industrie spatiale mondiale, à travers de multiples initiatives (financements, marchés publics, appels d’offres). Cependant, cette situation pourrait révéler ses limites et réduire les perspectives de cette industrie, en entretenant sa dépendance à l’égard d’un seul client. Le marché des applications commerciales de l’espace devrait attirer une clientèle de plus en plus exigeante en termes de qualité des services fournis, à commencer par les performances des services proposés.
La chaîne de valeur seenrichit
L’une des questions posées est celle de la concurrence qui sera apportée par le développement des infrastructures terrestres, alternatives aux réseaux satellitaires, notamment ceux de la 5G. Il serait curieux que les réseaux terrestres 5G se posent en concurrents des constellations de satellites. Ils devraient plus vraisemblablement se construire comme des compléments aux services fournis par les petites constellations de satellites, dans une logique de "coopétition" , selon ce néologisme en usage, mêlant coopération industrielle et concurrence bénéfique.
L’industrie spatiale ne devrait pas rester durablement étrangère au phénomène observé ces dernières années, de glissement de la valeur ajoutée des opérateurs d’infrastructures vers les fournisseurs de contenus, et plus généralement, vers l’industrie des TIC (Technologies, Information and Communications). Une convergence entre les deux ensembles industriels sera très vraisemblablement trouvée, notamment pour relever le grand défi qui attend tous les opérateurs d’infrastructures terrestres ou satellitaires, celui de l’Internet des Objets.
Symbole de ces transformations, l’industrie mécanique devrait bénéficier du relais de l’industrie spatiale. L’attention est aujourd’hui concentrée sur la révolution en cours du passage du moteur thermique à la propulsion électrique. Mais un autre défi se dessine, sans doute plus porteur d’innovations en chaîne, le "défi du tableau de bord".
Qui prendra le contrôle de véhicules devenus automatiques et du complexe des services embarqués qui seront proposés, à bord de chacun d’eux ? Les équipementiers ? Les opérateurs d’infrastructures, essentiellement spatiales ? Les fournisseurs de contenus ? La question est encore largement ouverte. De puissantes alliances industrielles, à l’instar de SAFE, Software Alliance For E-Mobility, LEAF ou Charge-Up Europe, seront certainement nécessaires entre opérateurs spatiaux et opérateurs terrestres.
La chaîne de valeur de l’industrie spatiale devrait donc s’enrichir de nombreuses et nouvelles activités, démontrant le dynamisme de l’industrie spatiale mondiale : exploitation de données spatiales et leur traitement avec des moyens de plus en plus sophistiqués liés aux progrès de l’intelligence artificielle, impression 3D, assemblage dans l’espace, stations privées assemblées dans l’espace et totalement autonomes, fourniture de services en orbite aux constellations ou plates-formes en place.
Lucien Rapp est professeur d'Université chez Université Toulouse 1 Capitole, Professeur International Business Law, HEC Paris Business School