Mise à jour de l'article publié le 4 décembre avec la décision de justice
De plus en plus sollicitées par les particuliers, pour des projets personnels comme professionnels, les plateformes de financement participatifs et de cagnottes en ligne sont parfois pointées du doigt lorsque les campagnes servent à financer des desseins controversés. Suite à la polémique qui a rapidement enflé atour du documentaire au relent complotiste Hold Up, certains internautes n'ont pas hésité à questionner Ulule sur sa responsabilité. Il y a un peu plus d'un an, c'est Leetchi qui était poursuivie pour avoir arrêté la cagnotte mise en ligne pour l'ex-boxeur Christophe Dettinger suite à son agression d'un gendarme mobile dans le cadre d'une manifestation des Gilets jaunes.
La limite entre la liberté d'expression, le mensonge et l'illégalité est parfois ténue. Interrogés sur cette question, les responsables de KissKissBankBank, Leetchi et Ulule nous ont livré leurs recettes pour arbitrer ce qui a sa place ou non sur leurs plateformes.
Où placer le curseur de la sélectivité ?
On n'imagine pas le nombre de campagnes et de cagnottes que comptabilisent chaque année ces plateformes. Ulule reçoit environ 2000 demandes par mois, soit 24 000 par an quand Leetchi accueille, de son côté, 1500 nouvelles cagnottes par jour, un demi million sur 12 mois. Des chiffres qui donnent le tournis et poussent à s'interroger sur la réelle capacité de leurs équipes à vérifier qui et quelles intentions se tapissent derrière chaque projet.
Chaque entreprise possède déjà ses propres spécificités. Chez Leetchi, "aucune limite n'est mise en place en amont, notre surveillance s'effectue en aval. Les cagnottes sont lancées sur le site et nous vérifions très rapidement l'identité du porteur de projet. Nous prenons contact avec lui pour comprendre l'objectif de sa cagnotte" , explique Alix Poulet, sa CEO. "Au sein de KissKissBankBank, nous accueillons des projets créatifs, artistiques, entrepreneuriaux et associatifs innovants disposant d'une certaine maturité" , explicite Vincent Ricordeau, co-fondateur et CEO de la plateforme. Les propositions qui contreviennent à la loi (vente d'arme, apologie du terrorisme, homophobie) sont refusées sans le moindre questionnement.
"Notre premier critère est le respect de nos règles. Ensuite nous regardons ce qui pourrait poser problème au niveau juridique" , poursuit-il. La liberté d'expression reste un droit primordial en France et il est souvent difficile de faire la différence entre ce qui "relève de la pensée critique" ou d'une dérive.
Chez Ulule aussi, la modération des projets s'effectue en amont de leur lancement afin d'éviter "que ne passent des projets issus de la fachosphère, complosphère..." , détaillait Alexandre Boucherot dans un thread sur Twitter. La plateforme possède d'ailleurs une charte consultable sur son site internet pour expliquer ses choix. "Parfois, vous le comprendrez, certains projets sont 'sur la ligne de crête'. C'est très rare (une vingtaine de projets sur plus de 30 000, en 10 ans) mais ça peut arriver" , reconnaît l'entrepreneur.
Utilisation d'algorithmes pour détecter les projets
C'est sur ces fameux cas où la liberté d'expression flirtent avec l'illégalité ou le complotisme que le rôle des plateformes est interrogé. Faut-il qu'elles aient recours à un principe de précaution au risque de brimer des idées différentes ? Chez KissKissBankBank, la procédure est stricte pour tous les porteurs de projet. "Nous leur demandons une pièce d'identité mais aussi une preuve de leur solvabilité ainsi qu'un extrait de leur casier judiciaire" , détaille Vincent Rircordeau. Une procédure fastidieuse qui permet déjà d'éliminer d'éventuels fraudeurs. En cas de doute sur un projet jugé un peu "borderline", l'équipe met en place un comité avec le coach — un membre de l'équipe de la plateforme chargé du suivi du projet — et les fondateurs qui déterminent ensemble si le projet peut ou non être accepté. Sur le nombre de projets arrivés à ce stade, "moins de 10% sont refusés" , précise le co-fondateur pour qui "la liberté d'expression doit être placée avant une forme d'éthique de la pensée" . Tout comme pour Ulule, les coach sont chargés de garder à l'oeil et suivre quotidiennement les campagnes lancées pour vérifier s'il n'y a pas de dérive.
Dans certains cas le pitch initial ne reflète pas la réalité exacte du projet. "Celui d'Hold Up était principalement positionné sur le mode 'd'autres voix sont possibles', et le propos s'est politisé au fur et à mesure de la campagne" , clarifie Alexandre Boucherot. KissKissBankBank a été confronté au même problème avec "Apocalypse France", un reportage réalisé par un proche de Dieudonné qu'elle a finalement décidé d'arrêter en plein financement. Plus prudente que jamais, la plateforme utilise désormais des algorithmes qui analysent la sémantique des descriptions de projets pour faciliter la détection de propos fascistes, homophobes, racistes...
En cas de détection d'un tel projet, Ulule a pris le partie de ne pas en faire la publicité dans un premier temps et de reverser sa commission à une association.
Dans l'affaire en cours avec Christophe Dettinger, "nous avons bloqué la cagnotte et fait appel au juge pour déterminer qui allait recevoir la cagnotte et ce qui serait fait de l'argent. Si l'appel aux dons est autorisé pour payer des frais de justice, ce n'est pas le cas des dommages et intérêts qui pourraient survenir suite à une décision de justice" , explicite Alix Poulet.
Légalement, des plateformes responsables
Et justement, la justice a bien du mal à se pencher sur ces questions qui mêlent parfois liberté d'expression et politique. Le tribunal judiciaire de Paris a d'ailleurs été interpellé pour déterminer la légalité de la cagnotte lancée pour Christophe Dettinger, l'ancien boxer mis en cause lors d'une manifestation des gilets jaunes. Son jugement, intervenu en date du 6 janvier 2021, prononce la nullité du contrat liant Leetchi et Nicolas Alves - l'organisateur de la cagnotte - et demande à la plateforme de restituer les sommes récoltées aux participant·e·s. Le tribunal a ici condamné la volonté de "soutenir un combat consistant en l'usage de la violence physique contre les forces de l'ordre" ainsi que la collecte d'argent pour compenser une amende, ce qui est illégal.
Au-delà de ce cas de conscience entre les mains des juges, les plateformes ne sont pas exemptes de toute poursuite. En tant qu'établissement financier intermédiaire, elles possèdent aussi des obligations et des devoirs devant la loi, notamment en ce qui concerne tout ce qui est relatif au blanchiment d'argent. Des formations doivent être régulièrement réalisées en interne pour permettre aux salarié·e·s en charge de ces questions d'être au courant des dernières techniques de fraudes mises en place.
Si l'erreur est humaine et qu'il est aujourd'hui impossible de s'assurer qu'une campagne ou un porteur de projet ne cache pas de mauvaises intentions, les plateformes restent très prudentes pour s'assurer de l'adéquation des projets financés avec leurs valeurs.