À situation exceptionnelle, chiffres exceptionnels : des chiffres d’affaires qui chutent de 90%, des bénéfices, déjà fragiles, réduits à néant, des réserves de cash qui s’épuisent… Après l’annonce du confinement, de nombreux·ses entrepreneur·e·s ont vécu avec horreur le passage dans le rouge de l’ensemble des indicateurs qu’ils suivaient jusque-là avec assiduité, à la manière des indices boursiers écarlates défilant sur les prompteurs des Bourses mondiales lors de la crise de 2008. Impossible de mettre en avant un taux de croissance, indicateur pourtant prisé des startuppeur·se·s au point d’en oublier sa relativité, tombé pour la plupart des jeunes pousses dans le négatif ; ne parlons même pas de la trésorerie, un secret bien gardé, dont la seule évocation provoquait alors des crises de panique autant chez les entrepreneur·e·s que les investisseur·se·s. Les compteurs étaient alors à zéro… voire même en-dessous.
Un bon reflet de l’activité des startups en temps de crise ? Loin de là. A l’instar du fabricant de jeans 1083 qui a mobilisé bénévolement son appareil productif et ses équipes pour fabriquer des masques, de nombreuses jeunes pousses ont opté pour un pivot solidaire. Marques de cosmétiques qui ont produit du gel hydroalcoolique, salariés en chômage partiel mis à disposition des associations ou de l’industrie agricole, solutions d’aide aux entreprises rendues gratuites pour soutenir l’économie : autant d’actions qui ont permis de garder l’économie nationale sur les rails… que ne reflètent pas les indicateurs économiques classiques.
Mesurer pour évaluer
“Un indicateur doit quantifier et, pour cela, il simplifie la réalité, rappelle Mélissa Boudes, professeure associée de management à l’Institut Mines-Télécom Business School et cofondatrice du laboratoire d’idées Iness (Innovations, numérique et économie sociale et solidaire). C’est très pratique pour avoir une norme partagée.” Pas question donc d’envoyer valser tous les indicateurs existants, bien utiles au demeurant pour mesurer le chemin parcouru et celui qu’il reste à parcourir avant de définitivement basculer dans le monde d’après.
“Les anciens indicateurs vont perdurer, prédit Patrick Maurice, cofondateur du cabinet comptable en ligne Dougs. On ne peut pas se définir comme une startup et faire attention uniquement à l’autofinancement, oublier l’hypercroissance.” Pourtant, la fondatrice de l’Iness juge “antinomique” la notion de performance avec l’idée d’un bien-être individuel et collectif. “La version de la performance telle qu’elle existe aujourd'hui est peu compatible avec d’autres types de performances sociales ou environnementales.” Reste qu’une révolution, un changement radical de modèle est encore bien loin, comme l’explique Fanny Picard, fondatrice du fonds Alter Equity. “Nous ne sommes pas dans une situation qui va modifier l’équilibre entre environnement financier et impact social et environnemental, tranche-t-elle. Les investisseur·se·s ne sont pas prêt·e·s aujourd’hui à renoncer à une part de leur rendement au nom de l’impact.”
Les indicateurs de l’ancien monde sont morts, vive les anciens indicateurs ?
Pas tout à fait car certaines données devraient désormais davantage entrer en ligne de compte dans le choix des investisseur·se·s, estime Patrick Maurice, qui cite pêle-mêle un bénéfice brut d’exploitation positif, la certitude qu’une société est capable, au moins durant un temps, de s’autofinancer mais aussi des capitaux propres conséquents. Plus largement, Fanny Picard se réjouit que la crise soit une occasion de “sortir de l’idée qu’être responsable est nécessairement coûteux”. “Si l’on change le modèle économique pour le rendre plus écologique, moins émetteur en CO2 par exemple, cela peut être très efficace économiquement dans la durée. On ne peut plus découpler la responsabilité du rendement : beaucoup d’actions responsables sont rentables et les investisseurs vont pousser les entreprises à évoluer dans cette direction, parce que les consommateurs demandent cela.”
Imbriquer étroitement responsabilité et rentabilité constitue ainsi une solution pour que la première puisse être reflétée dans des indicateurs initialement conçus pour mesurer la seconde. “Les entreprises doivent ré-ausculter leurs gisements de valeurs et contributions positives à la société pour devenir résilientes et retrouver leur utilité, leur sens comme leur prospérité, appelaient de leurs voeux Michel Bauwens, le fondateur de la Peer to Peer Foundation, et Raphaële Bidault-Waddington, la fondatrice du LIID Future Lab, dans une analyse publiée dans La Tribune. Elles ne peuvent plus simplement servir leurs clients et leurs actionnaires, mais doivent développer des visions éco-systémiques d'elles-mêmes prenant la pleine mesure de leurs différentes chaînes d'impact et de valeur(s), pour devenir robustes et durables. La notion d'impact vient remplacer celle de performance.”
Tout un modèle à repenser ?
Est-on néanmoins condamnés à utiliser des indicateurs pensés pour mesurer la performance financière, qui appréhendent difficilement toutes les facettes de celle-ci dans un monde qui devrait accorder davantage d’importance à l’utilité, qu’elle soit sociale ou environnementale ? “La mesure de l’innovation, notamment, pose la question d’avoir un même outil pour toutes les initiatives. On s’aperçoit que c’est vite limitant, concède Mélissa Boudes. Les startups qui veulent aller toujours plus haut, plus loin et plus vite ne sont pas compatibles avec un monde composé de ressources finies. Certains rejettent la notion de performance, synonyme de compétitivité, et les outils qui vont avec, pour lui préférer celle d’efficience.” C’est par exemple le cas de Flore Berlingen, CEO de l'association Zero Waste France, qui avait défendu à la Maddy Keynote 2020 le fait que les startups se posent la question de leur “taille limite” et non de leur taille critique. “Dans certains cas, il faut accepter de dire que la seule progression possible, c’est de faire mieux et pas plus”, avait-elle asséné.
Dans cette optique, Alter Equity milite pour “développer une comptabilité et des indicateurs qui permettent de mesurer la contribution des entreprises”, c’est-à-dire le ratio positif entre leurs externalités négatives et leur impact positif sur la société. “C’est grâce à cela que l’on générera une croissance sur la base de nouveaux critères qui permettrait notamment de maintenir un niveau de dérèglement climatique autour de 2 degrés”, anticipe Fanny Picard. Le fonds a ainsi mis au point 90 indicateurs destinés à évaluer les pratiques de gestion des entreprises, non leurs activités, afin d'oeuvrer à créer une finance plus durable. “Il est nécessaire de quantifier la valeur sociale des entreprises pour ne pas perdre le lien avec certains acteurs économiques, comme les investisseurs, renchérit Mélissa Boudes. C’est une forme de bricolage mais c’est un compromis à faire autour de ces outils.”
Un compromis avant un changement plus profond ? “À chaque crise, on constate que notre modèle est sous tension et qu’il existe une possibilité de remettre les choses en question”, observe la cofondatrice de l’Iness. Mais ne jetons pas trop vite l’hypercroissance avec l’eau du bain car la chercheuse rappelle que “cela fait très longtemps qu’il existe des modèles alternatifs, comme les sociétés coopératives” et qu’à chaque crise, ils connaissent un regain d’intérêt… passager. “On les oublie assez vite quand la croissance revient”, soupire Mélissa Boudes. De nombreuses coopératives, y compris dans l’univers numérique, voient pourtant le jour, certaines avec succès. “Des entreprises se développent mais sur des modèles en décalage avec les habitudes des startups qui cherchent une masse critique de clients et une vente contre un gros chèque. Ces structures ont une croissance lente, fonctionnent mais ne deviennent pas d’énormes structures.”
Parviendra-t-on alors un jour à conjuguer hypercroissance et responsabilité, comme la crise semble vouloir nous pousser à le faire ? Un modèle pérenne reste à inventer mais la professeure de l’Institut Mines-Télécom Business school prévient qu’il ne sera viable que s’il repose sur deux questions essentielles : “où va-t-on capter la valeur ? comment permettre aux gens de vivre de leur travail ?” Des questions “qui peuvent paraître banales” mais auxquelles les startups oublient encore trop souvent de répondre.
Maddyness, partenaire média de Salesforce