Tribunes par Une entrepreneure anonyme
24 juillet 2020
24 juillet 2020
Temps de lecture : 11 minutes
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Entreprendre... le désenchantement

Entreprendre, c'est parfois la gloire et les paillettes. C'est beaucoup plus souvent une suite de galères et d'échecs. Une entrepreneure, qui a préféré rester anonyme, relate le quotidien que la plupart des chef·fe·s d'entreprise préfèrent taire.
Temps de lecture : 11 minutes

À 35 ans, alors que je gagne bien ma vie en tant que salariée, je plaque tout pour me lancer dans l'entrepreneuriat. J'en rêve depuis toujours ! J'ai 1000 idées mais finis par accoucher d'un concept super prometteur dans un secteur porteur. J'ai le projet, je le tiens, je fonce ! J'use toutes mes semelles sur des kilomètres de moquette des salons d'entrepreneur·e·s de France.

Assez vite, au contact des pros et des entrepreneur·e·s confirmé·e·s, un vieux complexe me revient en pleine poire : le manque de diplômes. Trop tard pour combler ma formation. Non découragée, j'imagine qu'avec un·e associé·e, je me sentirai invincible. Coup de bol, une des filles avec qui je partage mon bureau de location s'intéresse à mon projet, et surtout elle a fait "de hautes études" . Une valeur sûre ! Du coup, j'accepte la condition de l'association à 50/50.

Des débuts grisants

Nous voilà à écrire une page blanche. Je me rends vite compte qu'on n'est pas expertes et que mon sujet nécessite cinq métiers différents. S’en suit donc une réelle exploration. On se documente, on réseaute, on échange, on source, on teste, on sonde, on brainstorme, on compte, on ratisse le marché de fond en comble pour écrire notre business plan. On y croit, tout est possible, on a cinq ans pour réaliser le rêve américain et faire la couv' de Management. Dans cinq ans, j'aurai 40 ans, l'âge de la réussite ! Je déborde d'énergie, je suis en pleine santé, l'avenir me sourit, le succès est à la clé !

Un an après avoir quitté mon job, on a le prêt de la banque et on a constitué notre équipe (logistique, communication, agence web) et recruté les premiers fournisseurs. On est euphoriques, on se sent portées, je ne dors pas la nuit, mon cerveau ne s'éteint jamais et rien de ce qui se passe à côté de mon projet ne m'intéresse plus !

Les premières difficultés

La première déception déboule trois jours avant l’ouverture officielle du site, quand l’agence web nous avoue ne pas avoir les compétences ni les capacités de nous accompagner. Grosse douche froide. Mais un pote nous gère ça en 2-2 et refile le bébé à une autre agence. Retour à la case départ, mais en accéléré. Le site voit le jour deux mois plus tard. Le début est prometteur, les résultats encourageants. Mon associée s'est entre-temps fait licencier de sa boîte, une aubaine pour notre activité .

Mais voilà. Quand on n'est pas expérimenté·e en marketing digital, tout retombe ensuite comme un soufflé, et il faut faire des investissements. Commence alors le parcours du combattant de la recherche de fonds. Au départ, comme toujours, on est super confiantes : "tout le monde y arrive ! Y a pas de raison !" On enchaîne les concours de reconnaissance, la chasse à la médaille de la meilleure idée, du prix de l'entrepreneure du siècle... de vraies miss France !

On nous appelle aux quatre coins de la France pour pitcher à la dernière minute devant un public plus ou moins respectueux (piquer du nez, bailler, regarder son téléphone, nous demander si on s'embêterait pas moins à rester derrière un bureau en tant que salariées, si nos maris nous financent et j'en passe...), on nous essore de questions, en public, au téléphone (des personnes qu'on ne connaît pas et qui ne rappelleront jamais), par mail, avec à chaque fois une tonne de documents à fournir. La plupart du temps, on ne nous donne pas de feedback ou juste une réponse négative sans précision (quand le voyage coûte 500 euros pour 5 minutes de pitch, un peu de considération serait la bienvenue). Ou bien on nous dit qu'il nous manque des compétences... Alors, on les trouve ! Mais ça ne suffit jamais. À croire que les investisseur·e·s se font un malin plaisir de nous promener et de voir jusqu'où on peut aller.

Je suis encore scotchée quand je compte le nombre de personnes à qui j'ai parlé et qui avaient toutes une solution. Des faux bras tendus, ah ça, j'en ai eus. L'aventure aurait pu se terminer plus tôt mais sur ma route, je n'ai croisé que des "bienfaiteurs" me prêchant de tenir bon. Que ça tenait à peu de choses. Et oui, souvent, en effet, ça tient à peu de choses.

Mieux vaut être seul·e que mal entouré·e

Sans parler de l’entourage qui ne comprend pas… Les parents qui ne t’aident pas car, après tout, c’est ton choix et que tu n’as qu’à " retourner bosser ", comme si tu enfilais des perles toute la journée. À partir du moment où tu ne gagnes par d’argent, on ne considère pas que tu travailles. Pourtant, c’est bien cheffe d’entreprise que j’ai été pendant cinq ans, gérant les clients, les fournisseurs, les colis perdus, les colis à expédier en tenant les délais, emballer, scotcher, dans un entrepôt pas isolé, aussi intenable l'été que l'hiver, et j’en passe.

Du coup, quand on te demande : " Alors, ça marche pas ton truc ? " Ben… mon truc, comme tu dis, c'est ma raison de vivre. Et ça me tue. J'ai tenu, oui... mais à quel prix ? À cumuler les petites combines pour gagner trois ronds et finalement les utiliser pour payer mes fournisseurs.

J'ai tout donné à mon entreprise. Elle m'a tout pris

Je me suis isolée et je me suis enfermée dans mes soucis. Pourtant, j'ai crié à l'aide. "Normalement on s'arrête au bout de deux ans" , m'a-t-on dit. Oui, je sais, merci. Je suis tenace. Et croyais avant tout en mon idée. J'avais besoin d'un coup d'accélérateur et d'une bouffée d'oxygène. Au lieu de ça, on ne m'a donné que des masques contenant du CO2.

Quand une startup est sous les feux des projecteurs, quand elle passe à la télé ou qu'elle lève des fonds, les fondateurs sont adulés comme Johnny au Stade de France. Dès que le vent tourne, là, c'est une autre histoire. À la question: "alors, t'as levé ?" , quand tu réponds non, on te regarde comme si tu étais en phase terminale ou si c'était contagieux.

Bon nombre de mes acolytes ont trouvé des financements à tour de bras, sur la base de modèles beaucoup plus aléatoires et ont tout planté, parfois sans scrupule, après s'être versé des salaires plutôt généreux. Mais ils ont su faire rêver. Moi, j'étais pragmatique.

This is the end, my friend

Pour finir de me couler, mon associée m'a lâchée, sans vraiment me le dire et je n'avais pas les moyens de racheter ses parts. Elle est donc restée à 50/50. Pendant un an s'est poursuivie ma descente aux enfers, jusqu'au point fatidique : le prélèvement du CFE que je ne pouvais pas honorer, mettant le compte courant dans le rouge. J'ai sollicité la Terre entière, mais quand on est en train de crever, on n'est pas un·e bon·ne commercial·e. L'honnêteté ne paie pas dans ce cas, et quand l'histoire est sur le point de s'arrêter avec un travail de fond qui peut être repris, autant attendre la liquidation, histoire de faire une bonne affaire.

J'ai liquidé l'entreprise la mort dans l’âme, avec 2500 euros de dettes fournisseurs au bout de cinq ans. Ce qui n’est pas grand-chose mais suffisant pour m’en rendre malade, et le sentiment coupable d’abandonner mes clients. Certains d’entre eux achetaient très souvent et ne manquaient pas d’envoyer des petits mots qui me rendaient folle de joie !

Comme pour se lancer, personne ne m'a expliqué ce qui m'attendait avec cette liquidation. Je me suis retrouvée dans ce tribunal, à la barre, comme dans les films. J'ai tellement pleuré que ces têtes grisonnantes pas très sympathiques au départ ont fini par me regarder avec beaucoup d'indulgence. C'est peut-être le seul moment où j'ai ressenti une certaine compassion et du respect pour ma ténacité. C'était le soir de Noël, on m'attendait pour faire la fête... et moi j'étais en plein cauchemar.

La culture de l'échec, vraiment ?

Je ne me suis jamais versé de salaire et n'ai été sponsorisée par personne. Cinq ans de galères à bosser comme une acharnée, ayant pour seul revenu le RSA. En tout, j'ai dû perdre 100 000 euros dans cette boîte. Je préfère pas y penser. Mais même si le bilan reste assez lourd, il n'est que personnel.

Je regrette qu'on ne parle que des boîtes à succès et que les entrepreneur·e·s ne se livrent pas plus sur les galères et sur leur expérience les ayant conduit·e·s à une liquidation judiciaire. Ni sur la procédure et ses impacts psychologiques. Afin de désacraliser cet échec, qui, quoi qu'on en dise, est si mal vu en France, et ne pas se sentir comme un·e pestiféré·e qui doit raser les murs.

Outre le fait d'avoir au compteur un échec personnel, il faut ensuite trouver du boulot. Et je crois que c'est aussi très féminin de ne pas postuler dès qu'un critère ne nous est pas familier dans les compétences requises. Je pense aussi qu'on a la tête tellement dans le guidon qu'on ne se rend pas compte des compétences acquises, et que la honte d'avoir fini par liquider une entreprise entache la confiance en soi.

Il y a encore six mois, en plein tourment de la procédure, j'étais aussi effondrée de ce que j'allais devenir. Répondre à des annonces à ce moment-là, c'est comme se mettre sur Tinder en plein divorce, après cinq ans de mariage. À part raconter que ton mari est un salaud et t'épancher sur les problématiques de pension et de garde, tu conclus pas des masses...

Je me suis battue pour trouver des solutions, j'ai cru en des personnes qui disaient pouvoir m'aider, alors que leur seul but était manifestement de valoriser leur ego, je me suis fait balader, et c'est mon associée, qui n'était plus opérationnelle depuis plus d'un an dans la société, qui a décidé du sort de cette boîte, refusant la seule offre que j'avais réussi à trouver pour nous sauver. Oui, je sais, on m'avait prévenue, le 50/50 fait des ravages. Il fait des succès aussi...

Et finalement, la lumière au bout du tunnel

L'avantage, c'est que quand tu t'es démené·e, ça se sait. Et dans tout ce marasme, j'ai fini par être contactée par une personne intéressée pour relancer le même business en m'embauchant. Une bonne étoile, donc ! Et même si au début, l'ego en prend un petit coup de ne plus piloter, j'ai la chance aujourd'hui d'être entourée de personnes partageant mes valeurs.

À présent, j'ai rebondi, et même si les séquelles sont encore fraîches et que les montagnes russes quotidiennes ont eu raison de mon hypertension et ma santé en général, je n'oublie pas non plus cette adrénaline de pitcher devant 500 personnes, de remporter des victoires, se dépasser, se surpasser, se réinventer, d'avoir aussi connu le côté un peu grisant des tournages télé, des émissions de radio, des articles dans les magazines (soyons honnêtes) mais surtout la fierté d'avoir fait vivre une idée, d'avoir aussi fait de belles rencontres, dont certaines se sont transformées en réelles amitiés et d'avoir eu accès à des personnes que je n'aurais jamais pu rencontrer en tant que salariée. Je n’oublie pas non plus le soutien indéfectible de mes ami·e·s, qui, malgré l’incompréhension parfois, l’inquiétude souvent, m’ont toujours encouragée et ont cru en moi.

Bien sûr, avec le recul, j'en tire plein de leçons. Et reste entrepreneure dans l'âme. Donc l'histoire ne va pas s'arrêter là. Mais quand j'entends qu'on dit aux jeunes de ne pas hésiter à se lancer, je dis aussi à ceux-là que le succès n'est pas toujours au rendez-vous. Et que ce n'est ni une question de volonté, ni de qualité de travail. La preuve. Quand, au lancement, j'ai assisté à la conférence de Jean de la Rochebrochard qui a débuté en disant que seuls 30% d'entre nous seraient encore là dans trois ans, j'ai pensé que je ferais partie de ceux-là. Ça a été en partie vrai puisque l'aventure a duré cinq ans, mais à quel prix !

J'ai depuis discuté avec pas mal d'entrepreneur·e·s qui n'ont pas eu les moyens de poursuivre leur aventure et ça fait du bien de savoir qu'on n'est pas seul·e, que la déception est forcément très présente mais ce partage a été à chaque fois plein d'humilité, d'empathie et de soutien réciproque. Quant à moi, on se retrouvera bientôt. Je ne serai jamais à l'abri d'erreurs mais les fondamentales seront évitées !

Si j'ai décidé de garder l'anonymat, ce n'est pas par peur ou par manque de courage, c'est juste que l'idée n'était pas de régler mes comptes, mais seulement d'apporter mon témoignage en tant qu'entrepreneure, parler de mon parcours, avec ses hauts et ses bas.

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