Article initialement publié en mars 2018
L’histoire du vélo libre avait mal commencé. En 1965, un militant hollandais repeint 50 vélos en blanc et les met gratuitement à disposition des habitants d’Amsterdam. L’expérience tourne court : les vélos sont confisqués par la police sous prétexte " d’incitation au vol ". En 1976, le maire de La Rochelle, Michel Crépeau, expérimente des " vélos municipaux ". Nouvel échec : les vélos sont délaissés par les habitants et ne servent qu’aux touristes. En 1998, Rennes innove avec le premier système informatisé en partenariat avec le groupe d’affichage et de mobilier urbain Clear Channel.
C’est cependant grâce au concurrent de ce dernier, JC Decaux, que le vélo libre-service va véritablement s’envoler. En 2005, il s’installe à Lyon puis remporte l’énorme contrat de Paris en 2007 : le fameux Vélib’ est né. La capitale française, étendue à la proche banlieue, reste à ce jour le plus important réseau de vélos libre-services à travers le monde. Dix ans après leur lancement, les Vélibs parisiens sont loués 6 fois par jour en moyenne et plus de 300 000 personnes y sont abonnées. De Tel Aviv à Nairobi en passant par Singapour et New York, des milliers de villes s’y sont converties. Mais c’est en Chine que l’explosion est la plus frappante.
Des milliards de dollars levés par les startups chinoises
Dans le pays le plus peuplé du monde, une ribambelle de startups ont émergé sur le marché du vélo libre-service. Avec un nouveau modèle à la clé : des bicyclettes sans borne, que l’on peut emprunter ou laisser importe où. Les vélos sont équipés d’une puce électronique et d’un GPS pour être facilement localisés via l’application mobile. Ne reste plus qu’à scanner le QR code pour le déverrouiller et payer selon le temps passé (autour de 10 centimes la demi-heure). Un système hyper simple à déployer et beaucoup moins coûteux que les bornes des Vélib.
De quoi convaincre les plus grands investisseurs. Ofo, le leader mondial, a déjà dépassé les 1,2 milliard de dollars levés en moins de trois ans. Il couvre 200 villes dans 35 pays avec ses 10 millions de vélos jaune poussin. Son rival, Mobike, frôle lui aussi le milliard d’investissements. Ont suivi les vélos bleus de Bluegogo en 2016 et les verts fluo de GoBee en 2017. Au total, plus de 30 startups de vélopartage ont fleuri ces trois dernières années en Chine, avec plus de 10 millions de vélos répartis dans les rues.
La surchauffe... et le début des gamelles
Aujourd’hui, on a clairement dépassé le stade de la surchauffe. Shanghaï, par exemple, compte plus de 1,5 million de vélos, soit un pour 16 habitants. Presque 10 fois plus qu’à Paris ! Les tentatives du gouvernement chinois pour limiter l’euphorie restent vaines car les autorisations sont délivrées localement et donc faciles à contourner pour une startup implantée hors de la ville. L’énorme bulle est à présent en train d’éclater. Sur internet, on trouve des impressionnantes photos de " cimetières de vélos ", avec des monceaux bleu et jaune d’engins abandonnés par leurs usagers.
Bluegogo, le troisième acteur du marché chinois qui avait déployé plus de 600 000 vélos en moins de six mois, a mis la clé sous la porte en novembre 2017, laissant une ardoise de 600 millions de yuans (76,7 millions d’euros) à ses investisseurs. Et ce n’est pas le seul : Xiaoming Bike et Coolqi se sont également évanouis après seulement quelques mois d’activité. Car le modèle économique, bâti sur celui d’Uber avec des courses ultra-subventionnées, est loin de faire ses preuves. Chaque vélo Mobike coûte environ 3000 yuans (385 euros) à fabriquer alors que le taux de perte et de vol est vertigineux.
" L'envahissement "
Le phénomène n’est pas cantonné à la Chine. En septembre 2017, Baltimore a dû stopper son service quelques mois seulement après son lancement, la moitié des vélos étant hors-service. En France, où l’offre a bondi ces derniers années, notamment à Paris, les vélos gris, oranges, jaunes et vert pomme ont commencé à joncher les trottoirs. Il n’a pas fallu quelques jours avant que des voleurs désactivent le GPS ou démontent les roues de ces vélos décrits comme " indestructibles ". On en retrouve jusque dans la Seine ou dans des poubelles.
Un peu dépassée, la mairie de Paris a tenté de réguler le secteur. Craignant un " envahissement " des trottoirs, elle a opté pour le dialogue avec les différentes entreprises s'étant lancé dans l'aventure du free-floting, qui cherchent d'ailleurs à limiter les destructions et les vols dont elles sont victimes. Elles ont elles-même pris les devants pour limiter le vandalisme. La startup singapourienne oBike a par exemple instauré un système de points qui récompense les " bons " utilisateurs et leur permet d'avoir des tarifs préférentiels la fois suivante. Les sociétés demandent également aux usagers de leur signaler chaque incident. " Nous sommes dans un système de communauté. Il faut que tout le monde participe ", justifiait en 2017 Alban Sayag, alors directeur général d’oBike en France.
Vélib' pédale dans le pétrin
Tout ce remue-ménage n'était alors pas de bon augure pour Vélib, le pionnier parisien. Ce dernier n’a jamais été la poule aux oeufs d’or annoncée ni pour l’opérateur ni pour la Mairie de Paris. En 2007, JCDecaux s’engage à mettre à disposition 20 000 vélos en échange de l’exploitation des panneaux publicitaires de la ville. Mais très vite, les coûts d’exploitation explosent : vols, dégradations, vélos mal raccrochés, stations qui restent vides… Selon l’économiste Frédéric Héran, ce coût s’élèverait à près 4000 euros par vélo et par an, la moitié couvrant le réapprovisionnement des stations libres et un tiers les frais de réparation.
La Mairie exige en plus une extension du service en banlieue, beaucoup moins lucratif. JC Decaux réclame du coup une renégociation du contrat en sa faveur. Renégociation qui fait exploser la facture pour la municipalité : selon un rapport l'inspection générale de la ville de Paris, le Vélib aurait coûté 16 millions d'euros à la Mairie pour la seule année 2013. Ce n’est pas un hasard si à l’expiration du contrat décennal en 2017, JCDecaux n’est pas renouvelé. C’est un petit groupement, Smoove, qui remporte la mise avec la promesse d’une offre plus " qualitative " : plus léger, plus solide, équipé d’un boitier électronique et d’une fourche cadenas brevetée. Un renouvellement qui se paye au prix fort : l’abonnement " classique " passe de 29 à 37,20 euros par an, et même 99,60 euros pour un vélo électrique. Pour les non abonnés, le prix est carrément multiplié par trois.
Le dopage continue
Et pourtant. La concurrence exacerbée, les pertes financières, les faillites, le vandalisme, l’incivilité, les accidents de la route qui se multiplient ont fini par mettre un coup de frein au vélopartage. En quelques mois, tous les opérateurs privés de free-floating ont fini par déserter la capitale tricolore. Le dernier en date, Uber avec son service Jump, a très discrètement fait retirer l'ensemble de ses vélos le weekend du 13-14 juin, laissant ses utilisateurs seuls avec leurs galères de déplacement. Le grand gagnant de cette désertion massive ? Vélib', qui reste aujourd'hui le seul acteur en lice dans la capitale. D'autres acteurs se sont implantés en région, avec des modèles économiques davantage tournés vers les entreprises.
La " bulle vélo " est aussi en train de s’étendre aux scooters et aux trottinettes mais là aussi avec quelques retours de bâtons. La jeune pousse française Cityscoot a essaimé de Paris à Nice. Et du côté des trottinettes, les acteurs vont et viennent plus vite que leur ombre ! D'autant que le confinement a provoqué un coup d'arrêt aux nouvelles mobilités... seulement provisoire, de nombreux urbains en ayant profité pour se mettre au vélo ou à la trottinette électrique dès le déconfinement acté. Mais ces services peuvent-ils encore se réinventer ?