Tribunes par Amina Belhadj
11 mai 2020
11 mai 2020
Temps de lecture : 1 minute
1 min
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Startups, le cycle du hype de Gartner peut-il vous aider ?

Amina Belhadj, chercheuse en linguistique et communication des entreprises, partage ici une analyse des avantages et limites d’une représentation de la trajectoire des innovations.
Temps de lecture : 1 minute

En 1995, le cabinet de conseil Gartner lance le cycle du hype : il s’agit d’une courbe, bien connue des investisseurs et des innovateurs, représentant la trajectoire d’évolution typique d’une innovation technologique par rapport à l’intérêt qu’elle suscite, de son émergence jusqu’à son adoption par le marché. Elle se décompose en 5 phases : le lancement, le pic des attentes (ou hype), la désillusion, la pente de l’illumination et le plateau de productivité.

Le modèle est séduisant : on pourrait ainsi réduire la trajectoire de toutes les innovations à une seule courbe ! Mais le mythe est-il fondé ?

Ce que le cycle du hype fait, ou comment conjurer l’incertitude structurelle des fonds d’investissements

Posons le cadre sans détour : le cycle du hype de Gartner n’est pas un modèle scientifique. Un article publié par des chercheurs de Stanford décortique le modèle et le verdict est sans appel : la courbe du hype n’est pas valable d’un point de vue mathématique et comporte de nombreux biais et imprécisions. Elle n’est pas capable de prédire la réussite ou l’échec d’une innovation, et n’est pas représentative de la trajectoire de toutes les innovations. Faut-il donc jeter le graphe de Gartner à la poubelle et s’arrêter ici ? Revenons un instant sur ce qui a fait le succès du modèle.

Sur son site, le cabinet nous explique que le hype cycle " offre un cliché à un instant T de l’adoption par le marché et de la valeur perçue des innovations ". À l’image d’un indice de bourse, le cycle du hype situe les innovations selon leur popularité, distinguant celles qui sont au sommet du " hype ", de celles qui sont passées de mode et de celles qui seront appelées à la Une des médias demain. Ce qui a fait le succès du modèle, c’est une analyse au départ contre intuitive : montrer que le summum de popularité d’une innovation et son adoption par un marché ne coïncident pas, et que l’innovation doit passer par une série d’étapes intermédiaires de " maturation " avant d’éventuellement trouver son marché.

Finalement, ce modèle présente deux avantages principaux : montrer que la trajectoire d’une innovation n’est pas aussi simple qu’on pourrait le croire et lui donner en quelque sorte un visage, une représentation à laquelle se raccrocher. L’innovation est par nature hautement imprévisible : deviner ce qu’il va advenir d’une technologie naissante relève de la spéculation. Le marché est donc risqué, mais susceptible de conférer des avantages comparatifs énormes. Comment diminuer l’incertitude ? Par une expertise issue d’années d’observation du marché, de celles que modélise justement le cycle du hype. Gartner en tire une série pléthorique de recommandations à destination des investisseurs et des innovateurs, alors même que son modèle est largement subjectif — et cela, le cabinet lui-même le concède. La courbe du hype tient en cela de la prophétie auto-réalisatrice.

Sa vertu cardinale pourrait bien être d’augmenter la confiance des acteurs, dans un marché où tout change constamment. Le cycle du hype fournit un cadre de pensée, des recommandations issues d’un cabinet qui fait référence : en somme, il permet avant tout de conjurer l’incertitude inhérente à l’innovation.

Ce que les innovateurs peuvent faire du cycle du hype : qu’en tirer pour faire sa com’ ?

Jeune startupper, responsables d’entreprise innovante en quête d’investissements, vous vous demandez peut-être ce que le cycle du hype peut faire pour vous : j’ai quelques pistes, issues de ma thèse en cours sur les mots de l’innovation numérique.

Si vous n’avez pas d’analyste Gartner sous la main, le cycle du hype à lui seul ne vous permettra pas de prédire quoi que ce soit. Par contre, ce modèle vous donne une clé de compréhension fort utile sur la manière dont pensent les investisseurs. On peut en tirer deux enseignements en termes de communication.

Premièrement, une évidence, qui mérite pourtant d’être analysée : ce modèle est linéaire. Selon lui, une innovation passe par, précisément et dans le même ordre, 5 étapes entre son émergence et son adoption par un marché. Si le fait est contestable comme nous l’avons expliqué plus haut, il est intéressant à noter. En effet, cela signifie que les investisseurs vont probablement chercher à positionner votre innovation sur ce graphe linéaire et en déduire la prochaine étape qui vous attend. Il est donc important d’en avoir conscience et d’adapter son discours en conséquence : souhaitez-vous vous présenter comme le successeur des chatbots ? Le futur de l’IA ? La révolution post-blockchain ? Votre technologie ne parle pas d’elle-même et la manière dont allez la mettre en récit aura un impact crucial sur sa perception.

Deuxièmement, et ce point est lié au précédent : il faut prendre conscience du fait que le graphe de Gartner ne positionne pas seulement des technologies sur sa courbe. Il indique aussi comment évoluent les dénominations. Les chercheurs de Stanford ont ainsi repéré, en analysant l’évolution du cycle du hype pour le domaine de l’énergie, que plusieurs dénominations ont changé en cours de route, rendant leur étude plus complexe. Ainsi, lorsque Gartner positionne une innovation au sommet du hype, il positionne aussi une dénomination, un concept, qui peut d’ailleurs désigner le mélange de plusieurs technologies innovantes, comme l’" intelligence artificielle ". Gartner parle d’ailleurs de buzzwords. Du point de vue de l’innovateur, il est donc primordial de se poser la question des mots : comment appeler sa technologie ? Si vous travaillez dans le champ de la réalité augmentée, qui est passée de mode depuis longtemps (voir graphe suivant), il est peut-être tant de trouver un nouveau mot pour désigner votre innovation. Mais cela dépend également de votre cible : un VC investira certainement juste avant le pic du hype (plus de risque, mais plus de gain possible), tandis qu’un investisseur corporate aura peut-être tendance à préférer la pente descendante….

Ce que le cycle du hype ne dit pas : l’apport de la sociologie des innovations

J’ai débuté cet article en annonçant que la courbe du hype n’est pas scientifique. Mais alors, que dit la science à propos de la trajectoire des innovations ? Je m’appuierai ici sur la théorie de l’acteur-réseau, un courant de sociologie des innovations représenté notamment par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour. Son point fort : une vision originale et radicale, notamment parce qu’elle hybride le social et le technique.

Que nous apprend la théorie de l’acteur-réseau ? Difficile d’en faire un résumé complet, au vu de la complexité des concepts, mais retenons ici deux notions qui m’ont paru particulièrement éclairantes.

En premier lieu, ces scientifiques définissent l’innovation comme un processus issu de négociations. Il s’agit d’un processus impliquant ce qu’on peut appeler des actants : c’est-à-dire des acteurs humains (le scientifique, l’entrepreneur, mais aussi le service marketing, les utilisateurs et utilisatrices…) et des acteurs " non-humains " (matériaux, programmes informatiques, bugs de ces programmes informatiques…), dont le comportement est imprévisible.

L’innovation ne s’arrête pas, elle remodèle constamment son objet, les acteurs autour d’elle et son environnement, tout autant qu’ils l’influencent à leur tour : les dénominations évoluent avec ces reconfigurations permanentes. D’où la difficulté, on peut l’imaginer, pour les analystes de Gartner à garder les mêmes termes d’une année à l’autre. On est passés par exemple de chatterbot à chatbot, puis aux assistants conversationnels, à mesure que l’innovation changeait d’acteurs, de marché, d’époque.

Tous ces acteurs, parties prenantes du processus d’innovation, négocient constamment entre eux : faut-il viser tel ou tel marché ? Faut-il recruter cette personne si cela entraîne telle autre personne à quitter l’entreprise ? Est-ce que le programme informatique consentira à fonctionner sans bug ? Cette vision définit la réussite d’une innovation comme un compromis stable, à un moment donné entre tous les actants concernés.

Au vu de tous les facteurs mis en jeu, l’innovation est par définition imprédictible, et sa trajectoire est tout sauf linéaire. Pour autant, il existe un facteur crucial dans la réussite ou l’échec d’un processus d’innovation, et à partir duquel il est possible d’analyser sa trajectoire (mais toujours après coup, selon nos sociologues) : celui-ci est résumé par la notion d’intéressement. L’intéressement, c’est la capacité des porteurs de l’innovation à enrôler des alliés, c’est-à-dire des personnes qui vont continuer de faire vivre l’innovation. Tout l’art de faire réussir une innovation consiste donc à s’entourer des bonnes personnes. La question centrale de tout innovateur devient ainsi : " comment enrôler des personnes qui vont me permettre de mettre en place les actions stratégiques les plus génératrices de consensus ? " Comme le résument Akrich, Callon et Latour :

" Puisque l'innovation va, au gré des réactions qu'elle suscite, de négociations en négociations et de redéfinitions en redéfinitions, tout dépend de l'identité des protagonistes qui sont mobilisés : dites moi avec qui et avec quoi vous innovez et je vous dirai en quoi consiste vos innovations et jusqu'où elles se répandront "

Pour terminer, revenons au cycle du hype. À la lumière de la sociologie de l'innovation, on peut encore l’analyser comme une " technique du faire croire " : à l’image des graphes, des chiffres et autres rapports, il a aussi pour objectif la légitimation d’une approche - celle de Gartner -, et le gain d’alliés à sa cause - les potentiels clients du cabinet ou encore des chercheurs qui soutiendraient la validité du cycle du hype. Et comme les innovations qu’il cartographie, voilà le cycle du hype réduit à un simple actant : à vous de décider de l’enrôler ou non dans vos décisions stratégiques.

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