Docteur en sciences économiques, diplômé de l'Institut d'études et de développement mais aussi auteur de plusieurs essais, l'économiste Pierre Larrouy travaille sur la société numérique et ses conséquences psycho-sociologiques et politiques. Il a notamment publié La crise innovante, Ubérisation : utopie et tyrannie et République sans curseur. Il a accepté, pour Maddyness, de faire une lecture de la crise économique actuelle et d'en tirer quelques enseignements.
Maddyness - Que révèle la crise économique que nous vivons actuellement ?
Pierre Larrouy - La crise actuelle est révélatrice de la viralité de nos sociétés et donc de notre économie. Nous vivons une crise de la mobilité : nous voulions vivre plusieurs vies, ne pas être assignés à résidence - ce qui correspond en fait à une mobilité factice et un certain paradoxe écologique. Nous vivons une crise du progrès qui consacre une angoisse du futur. Le virus fait émerger le fonctionnement du libéralisme mondialisé et son organisation en réseau, son interdépendance totale. De ce point de vue, la sortie de crise - qui n'implique pas forcément une reprise économique - correspondra à une transformation économique majeure... ou à une forme de soumission économique. Emmanuel Macron a évoqué dans son allocution un "état de guerre" . Mais dans une économie de guerre, il y a les vainqueurs qui se servent et les vaincus qui se soumettent. La question est donc : est-ce que nous sommes les vaincus ? Il y a tout lieu de le craindre.
Aurait-on donc dû lutter contre cette viralisation de l'économie ?
La crise nous percute de manière intéressante : elle révèle une fragilité mais aussi notre capacité de penser autrement. Le système de l'ubérisation et de l'organisation en réseaux est au contraire très adapté : l'économie virale est une bonne adaptation de notre économie au développement technologique. Le problème n'est pas le modèle en lui-même mais le fait qu'il n'y ait pas de curseur. L’ubérisation peut constituer une bonne réponse à la crise mais avec une gouvernance complètement différente car les excès de l'ubérisation sont des excès de gouvernance. La tension qu'imposent certains acteurs de l'ubérisation est implicitement normative : il s'agit de gommer les spécificités pour instaurer un effet de masse.
Au contraire, il faut ré-instaurer les spécificités et rechercher la bonne distance, le bon positionnement du curseur. C'est ce que j'appelle l'animisme algorithmique : ce mode de développement nous amène automatiquement vers plus de puissance mais aussi vers une plus grande fragilité parce que nous nous mettons le plus possible en tension. Il n'y a aucune marge de manoeuvre et cela est au prix d’une fragilité extrême qui nous saute au visage actuellement. Nous sommes dépendants des livraisons ou d’une brique du système de production, situé en Chine.
Comment résoudre ce paradoxe ?
Nous sommes à l’approche d’une révolution de paradigme éthique. Cette crise de viralité a fait exploser toute la rhétorique politique habituelle : on évoque à nouveau les frontières, la souveraineté ; on observe un repli nationaliste autoritaire populiste, alors qu'on pourrait faire le choix d’un nouvel universalisme. L'interdépendance évoque d'abord une dépendance. Quand il s’est agi de défendre la nation et les frontières, nous avons inventé l’armée, puis nous avons eu recours à la dissuasion nucléaire. Au lieu de mettre notre système en tension comme l'aurait fait une guerre, cette dernière nous a redonné un espace de respiration, de l'agilité. Quand les usines de parfum se mettent à produire du gel hydro-alcoolique, c'est la même agilité qui répond au phénomène de dépendance.
Nous avons donc deux défenses nationales : l'une militaire, l'autre économique. C'est un formidable projet commun pour l’Europe, qui peut devenir énorme puissance. À partir du moment où nous parvenons à ce degré de dissuasion économique, nous pouvons passer d’une logique de concurrence à celle de coopération. Il n'y aurait plus de vainqueur ni de perdants : quand un joueur peut se permettre de quitter la table, le jeu n’est pas extrême ; alors que si vous êtes obligé de rester à la table, vous êtes aussi contraint de prendre les pions que les autres joueurs vous ont laissé.
Qu'est-ce qui pourra sortir de positif de cette crise ?
La réponse à la crise passera dans le même temps par un nouvel universalisme, son incarnation par une autorité humaine et la prise en compte du devoir climatique. La crise a permis à la population de percevoir des crises sociales qui existaient déjà. Nous pouvons répondre à la crise par une utopie. Il faut reprendre langue avec la machine, créer l’hybridation de la technologie et du vivant. Il faut lire l'ubérisation comme un processus d’hybridation de la technologie et du vivant : on n’ira pas contre la technologie. Il s’agit de l’hybrider avec le vivant pour qu’elle nous serve et non qu'elle nous asservisse.
Nous avons besoin d'une vraie rupture économique : si nous relançons la machine mais avec les mêmes contraintes, on ne fera que répartir les pertes. C'est pour cela que la notion centrale est celle de la responsabilité. Est-ce qu’elle se transforme en effroi, en repli ? Ou va-t-elle correspondre à un élan vers une espérance collective ? Il y a une dualité à créer entre responsabilité et créativité. Nous devons aujourd'hui trouver l'autorité humaine qui pilotera le renouveau et qui permettra de reposer la question de l’identité. La solution du repli correspondra à une régression identitaire avec le rejet de l’autre ; au contraire, en parvenant à allier responsabilité et créativité, l'identité correspond à une reprise de confiance et d’estime de soi. Nous avons la possibilité de construire une identité pacifiée. Nous nous donnerons pour cela une contrainte structurante, qui est le devoir à remplir, mais la créativité peut être au coeur de nos modèles.