Le ténébrion meunier ou la mouche soldat noire se généraliseront-ils dans les rations des animaux d'élevage? La question peut sembler paradoxale, puisque l'agriculture et l'utilisation des pesticides sont rendues responsables du déclin de certains insectes dans la nature.
"On redonne à l'insecte exactement le même rôle qu'il a dans la nature, de se développer dans les déchets, de transformer cette biomasse en décomposition en sol, et de recycler les nutriments dans la chaîne alimentaire, pour nourrir des oiseaux, des mammifères et des poissons", explique toutefois à l'AFP Clément Ray, PDG d'Innovafeed, groupe spécialisé dans la production de farine d'insectes.
A la différence près que les insectes sont ici produits par l'homme à l'échelle industrielle, un domaine dans lequel la France se taille une place de choix, aux côtés de l'Afrique du Sud, des Pays-Bas et du Canada.
Deux des leaders sont ainsi français: Innovafeed et Ynsect. Ils produisent déjà annuellement 1.000 tonnes chacun de farines d'insectes, dans des sites pilotes. Et s'apprêtent à changer de dimension. Innovafeed va décupler sa production avec la mise en service fin avril d'une usine à Nesle (Somme), qui produira à terme 15.000 tonnes, avant la construction prévue de cinq autres sites en Europe et aux Etats-Unis.
Ynsect, pour sa part, veut construire pour 2021 un nouveau site de production à Amiens: "en capacité totale, on va dépasser les 50.000 tonnes par an d'ici fin 2022", explique le PDG Antoine Hubert. Preuve que l'activité génère de plus en plus d'intérêt, un meunier breton Paulic Meunerie vient de se lancer en Bourse, pour financer une diversification dans l'alimentation des insectes d'élevage.
Limiter surpêche et déforestation
Principal argument pour développer une filière industrielle de production d'insectes destinée à l'alimentation animale: l'aspect environnemental. D'autant que l'aquaculture et l'élevage sont montrés du doigt pour leur impact sur les écosystèmes marins ou terrestres.
Les producteurs de saumons sont ainsi sommés de changer leurs pratiques après la dénonciation par les ONG des effets délétères sur les océans de la pêche dite minotière, de petits poissons destinés à nourrir des poissons d'élevage. Le groupe de distribution Auchan a communiqué mercredi lors du salon de l'agriculture sur le lancement d'une truite nourrie sans farine issue de ce type de pêche, mais avec des insectes produits par InnovaFeed et de l'huile de micro-algue.
C'est aussi le positionnement de la startup française Tomojo, qui vend des croquettes aux insectes pour les chiens et chats: "On a une protéine de bonne qualité, traçable, qui est très nutritive, bien digérée par le système animal, mais qui n'entre pas en compétition avec l'alimentation humaine, qui ne détruit pas les ressources de la planète", explique à l'AFP Madeleine Morley, co-fondatrice de cette jeune pousse. Tomojo a vendu en 2019 quelque 11 tonnes de croquettes, presque quatre fois plus qu'en 2018 mais une goutte d'eau dans le marché colossal de l'alimentation des animaux de compagnie, qui pèse environ 1,5 milliard d'euros par an pour la seule France.
Ce développement encore modeste s'explique notamment par le manque de ressources disponibles: "La petfood est un peu en compétition avec l'aquaculture", qui a de plus en plus recours aux farines d'insectes, explique Mme Morley. Sur un marché de l'aliment pour poissons d'aquaculture pesant 120 milliards de dollars par an, "la part des ingrédients à très forte valeur ajoutée qu'on cherche à remplacer, c'est environ 35 milliards de dollars par an", indique M. Ray.
Bientôt dans la basse-cour ?
Poissons et compagnons domestiques ne seront bientôt peut-être plus les seuls à manger de la farine d'insectes: les animaux de la ferme pourraient bientôt y goûter aussi. Bruxelles étudie en effet la possibilité d'autoriser les protéines d'insectes dans l'alimentation des volailles et des cochons.
"Les volailles et les porcs mangent naturellement des insectes", relève Antoine Hubert, qui espère une mise en application en 2021. "Après, c'est un marché encore beaucoup plus gros que l'aquaculture à des prix aussi beaucoup plus compétitifs", prévient-il. Cette évolution règlementaire pourrait contrer une autre dérive environnementale: l'importation de soja OGM du Brésil et, à travers elle, la
déforestation de l'Amazonie.