Je ne pense pas que le Future Of Work soit la volonté de deviner de quoi sera fait le travail dans 5 ans, 10 ans, 50 ans. Ce serait très peu précis et relèverait de l’imaginaire de chacun, or il existe une dimension bien concrète au Future Of Work. Au contraire, pour le définir je dirais que nous utilisons l’expression Future of Work pour qualifier les bonnes pratiques, les méthodes, le quotidien et les tendances d’une minorité d’individus qui sont “en avance sur leur temps” et que nous considérons comme “dans le futur”. Le Future Of Work est déjà une réalité pour certaines personnes et nous parlerons de leur travail au futur jusqu’à ce que celui-ci soit généralisé à une majorité d’individu.
Des mutations du travail liées à une nouvelle conception de celui-ci
Si une poignée d’individus dans un premier temps, bientôt rejoints par d’autres, explorent de nouvelles façons de travailler, c’est qu’ils ne sont plus satisfaits du travail tel qu’il s’offre à eux actuellement. À l’origine de la révolution du freelancing, du regain d’intérêt pour l’artisanat et des innovations managériales, il y a une volonté profonde de trouver du sens dans son travail au sens large. C’est à dire qu’à la fin de la journée de travail, nous voulons être satisfaits de ce que nous avons accompli et de la façon dont nous l’avons accompli. Cela peut passer par plus de liberté, une meilleure reconnaissance, une moindre pénibilité, dans tous les cas les attentes sont des améliorations significatives du bien-être au travail.
Derrière ces aspirations se cache l’idée que le travail n’est pas seulement un gagne-pain mais qu’il permet de se réaliser, de s’épanouir et surtout qu’il n’est pas dénué de sens. Rien de pire au moment d’aller me coucher que le sentiment de ne pas savoir à quoi ont servi les huit heures de ma journée consacrées à travailler.
Dans son livre Du labeur à l’ouvrage, Laëtitia Vitaud explique très justement comment ce besoin de sens s’est exacerbé ces dernières décennies. La sécurité qu’offrait le salariat en échange du lien de subordination et d’un travail morcelé était bien acceptée tant que le “package” obtenu au prix de luttes sociales était suffisamment conséquent ; revenus stables et croissants, sécurité de l’emploi pour soi et promesse d’une meilleure situation pour ses enfants, congés payés … En somme le travailleur disposait d’une bonne protection sociale en échange de son labeur. Or cette promesse du salariat s’est petit à petit effacée avec la mondialisation et la financiarisation de l’économie ainsi que la perte de vitesse des syndicats. Si bien que le salariat, moins protecteur qu’avant, peine à attirer autant qu’il le faisait. De plus en plus d’individus inventent alors de nouvelles façons de travailler pour fuir cette voie, autrefois presque unique, et ceux qui y restent attachés cherchent ardemment un sens au salariat en le faisant évoluer.
Ainsi, lorsque nous parlons de Future Of Work, c’est avant toute autre chose, une nouvelle conception du travail que nous avons en tête et que nous aimerions faire advenir.
Ces envies de nouveauté sont renforcées par la nécessaire adaptabilité des individus dans ce changement de paradigme. Ce n’est pas uniquement le modèle de société fondé sur le salariat qui est en cours d’évolution mais tout le contexte au sein duquel le travail a été pensé qui est modifié.
Le Future Of Work est une adaptation
La qualité essentielle est, aujourd’hui et plus que jamais, l’adaptabilité. L’économie a toujours été cyclique. Joseph Schumpeter décrivait le processus de destruction créatrice dans son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Démocratie en 1942 comme la disparition de certains secteurs d’activité économique conjointement à la création de nouveaux secteurs d’activité économique du fait de l’innovation. Des bouleversements qui peuvent être effrayants pour ceux qui ne parviennent pas à s’adapter. Cela explique les peurs que peuvent susciter les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle en particulier.
Au XIXe siècle, tout près de chez moi, dans le quartier de Croix-Rousse à Lyon, les Canuts (artisans de la soie), se sont révoltés contre les bouleversements de leur époque en détruisant les machines qui allaient bientôt remplacer leur travail. En vain puisque le progrès technique s’est bien développé dans le secteur du textile et de nouveaux métiers sont apparus. Tôt ou tard et avec plus ou moins de résistance, l’innovation finit par se diffuser. Nos sociétés reposent sur une croyance profonde dans le progrès et un optimisme quant à notre capacité à améliorer notre quotidien. Il faut lire Sapiens de Yuval Noah Harari qui en parle à merveille.
Chaque révolution, changement de paradigme est à la fois une menace pour ceux qui ne parviennent pas à s’adapter et une opportunité pour ceux qui savent s’en saisir.
Aujourd’hui le progrès technique rend les compétences obsolètes si rapidement que le besoin de formation et d’adaptation est constant. Il n’est plus imaginable d’apprendre un métier au début de l’âge adulte et de l’exercer jusqu’à la fin de sa vie. Pour que le Future Of Work advienne, il faut déjà repenser la formation. Dans le développement web, de nouveaux langages sont inventés chaque année, s’y intéresser et les maîtriser est indispensable pour rester employable. En marketing les algorithmes changent, en photographie le matériel évolue … Tous les métiers nécessitent une grande capacité d’adaptation.
Le secteur de l’éducation est en pleine mutation avec le développement de MOOCs et la montée en puissance d’acteurs comme General Assembly ou Openclassrooms qui facilitent la formation tout au long de la vie de l’individu.
Le Future Of Work repose sur de nouveaux outils
Le progrès technique n’a pas seulement entraîné un processus de destruction créatrice, il a permis la création de nouveaux outils qui modifient radicalement la façon dont nous travaillons et nous interagissons avec notre entourage.
La suite Google, Slack, Dropbox, Gitlab, Trello, Zoom, Calendly … Autant d’outils qui rendent le travail en équipe à distance aussi simple que si nous étions dans la même pièce. Avec le développement de l’open-source et l’émergence du travail collaboratif, c’est toute l’organisation du travail qui peut alors être repensée. Les barrières qui étaient technologiques ne sont maintenant plus qu’humaines et ouvrent la voie à de nouveaux métiers, de nouvelles organisations et de nouvelles façons de travailler. Plus besoin d’avoir des bureaux dans le centre des plus grandes villes lorsque l’on peut collaborer avec les meilleurs talents du monde entier. Plus besoin de prendre le métro aux heures de pointe quand on peut travailler depuis chez soi et se déplacer aux heures creuses.
Le Future Of Work est collaboratif
Automattic, la société qui édite WordPress compte moins d’un millier de collaborateurs répartis aux quatre coins du monde sur tous les fuseaux horaires. L’excellente maîtrise des nouveaux outils leur ont permis de repenser les espaces de travail. Ils ont fermé les bureaux et ont accompagné ce changement en encourageant leurs employés à se rendre dans des espaces de coworking et des cafés à travers un solde dédié de 250 dollars par mois.
C’est tout le management qui est alors repensé, lorsque l’on ne peut plus surveiller ses équipes, il faut fonctionner en mode projet et observer un excellent suivi d’objectif. Vient alors le temps du management fondé sur la confiance qui laisse bien plus de place au bien être de chacun et donne du sens au travail en responsabilisant les individus.
Le travail en remote représente l’une des thématiques principales au sein du Future Of Work et à juste titre car il amène des transformations profondes dans l’entreprise et dans le rapport des individus au travail. Certains vivent même ces transformations plus intensément que d’autres en devenant digital nomad et expérimentent au quotidien les défis d’un mode de travail que nous commençons seulement à explorer.
L’espace de travail étant repensé avec les espaces de coworking, coliving, ce sont les relations humaines qui s’en trouvent transformées. Dans une société de plus en plus individualiste où règne l’anomie décrite par Durkheim, les précurseurs du travail de demain inventent de nouvelles formes de cohésion à travers des collectifs et des communautés. Ces formes d’organisations n’obéissent à aucune règle précise. Elles sont toutes totalement différentes et contribuent à créer une nouvelle forme de lien entre les individus, lien qui n’est ni tout à fait personnel ni tout à fait professionnel. Les frontières entre l’un et l’autre sont brouillées.
Le Future Of Work c’est le boom des indépendants
Par rejet du salariat ou par aspiration profonde, de plus en plus de travailleurs deviennent freelances et gonflent chaque année un peu plus les rangs de la Gig Economy et de la Talent Economy. Ils regroupent des réalités très diverses. Au sein de la Talent Economy, la population que j’ai étudiée avec Going Freelance, ils portent en eux l’envie de liberté et très souvent la recherche essentielle du sens dans leur travail. Ils sont nombreux à m’avoir partagé leur parcours et la façon dont ils ont “redécouvert leur métier” après être passé de salarié à freelance.
Pour l’entreprise, le Future Of Work suppose une adaptation à une main d’œuvre protéiforme qui n’est plus uniquement composée de salariés. Un véritable défi d’adaptation des structures des organisations où le service des ressources humaines n’a été pensé que pour un type de travailleur : les employés. Aujourd’hui les freelances sont toujours plus nombreux à bouleverser les entreprises cloisonnées et il est urgent de repenser les processus pour les intégrer au mieux. Certaines entreprises parlent déjà de Total Workforce Management. Au sein des organisations, le Future Of Work se matérialise par la collaboration avec des effectifs variés et une forte mobilité interne avec un fonctionnement en mode projet.
Les freelances sont une composante essentielle du Future Of Work, tout un écosystème s’est formé autour de cette population. Les plateformes, notamment, viennent repenser le rapport au travail du tout au tout. Pour celles de la Talent Economy et de la Passion Economy, elles mettent en avant les compétences, la singularité et créent des opportunités là où l’offre et la demande avaient du mal à se rencontrer. En revanche, les plateformes de la Gig Economy exacerbent la concurrence entre des travailleurs souvent précaires.
Le Future Of Work ouvre donc un monde de tâtonnement avec ces nouvelles économies qui sont de véritables laboratoires d’expérimentation pour lesquels il convient d’inventer de nouvelles formes de protection et d’encadrement.
Le Future Of Work : l'avènement du travail dont on ne parle pas
Un travail dont on n’a pas parlé pendant des années et qui revient maintenant à la mode est celui de l'artisan. Rien n’a changé dans son quotidien en revanche on s’intéresse beaucoup plus à lui depuis que de nombreux cadres et cols blancs fuient les bullshit jobs pour trouver des réponses à la quête de sens à travers le recouvrement des valeurs de l’artisanat. Autonomie, choix des horaires, choix des outils, impact sur son travail, proximité avec le client final : beaucoup de composantes du travail qui se sont perdues dans le quotidien des travailleurs de bureaux.
Il existe une seconde population dont on ne parle pas et qui pourtant représente un vivier énorme d’emplois futurs, ce sont les services de proximité. Un sujet très bien traité par Laëtitia Vitaud, toujours dans son livre Du labeur à l’ouvrage où elle explique que ces métiers qui ne sont pas standardisés, automatisés ou délocalisés sont un véritable enjeu du travail de demain.
Peut-être qu’une des bonnes pratiques du Future Of Work serait de mieux reconnaître ces métiers qui ont naturellement du sens et de les valoriser. Un sujet dont on ne traite malheureusement que très peu, et à tort, lors des discours sur l’emploi. Et si le Future Of Work était la mise en avant de l’aspect humain du travail avant toute autre considération ?
Le Future Of Work c’est l’innovation managériale
Pour certains, les envies pressantes d’une nouvelle façon de travailler n’ont pas entraîné le départ de l’entreprise. Ils y sont restés et se sont attachés à la transformer afin qu’elle convienne mieux à leurs aspirations les plus profondes. L’entreprise n’a plus seulement un but économique mais vise le bien-être de ses salariés et toute une série d’innovations managériales ont été mises en place : entreprise horizontale, holacracy, gouvernance partagée, organisation en tribus. Elles sont tellement nombreuses que des amis, quatre générations des Baroudeurs de l’innovation managériale les explorent depuis 4 ans maintenant. L’ouvrage de référence Reinventing Organizations de Fréderic Laloux, donne d’ailleurs de nombreux espoirs quant à ce que pourrait être l’entreprise de demain.
Si d’excellentes initiatives ont été portées par d’ambitieux travailleurs dans leurs organisations, ces innovations managériales sont loin d’être répandues. De plus, lorsqu’elles sont mises en place par certaines entreprises, nous pouvons nous interroger sur le caractère bienveillant et véritablement progressiste de la manœuvre. Ou bien s’agirait-il seulement d’une nouvelle ruse dont aurait été capable le capitalisme pour intégrer ses critiques et dont auraient pu parler Boltanski et Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme ?
Je suis très optimiste quant aux évolutions du travail, et comment ne pas l’être ?
Une petite fraction d’individus conjugue déjà le Future Of Work au présent et nourrit les fantasmes de ceux qui ne le font pas encore. Ce faisant ils permettent petit à petit de faire advenir le changement et c’est grâce à l’ensemble de ces initiatives et bonnes pratiques qu’un jour, le travail de demain sera le travail d’aujourd’hui pour une majorité. Il ne tient qu’à nous de les étudier, les tester, les améliorer et les mettre en place à plus grande échelle ! Le Future Of Work sera plus humain, flexible, unique et collectif.
Samuel Durand est l’auteur de l’étude L’exploration du travail de demain et de la newsletter le Billet du futur.