Virtuelle, fantasmée, historique ou futuriste : la ville fait rêver architectes et créateurs depuis des millénaires. Tour à tour cité ou mégalopole, elle répond à un cahier des charges qui ressemble à s’y méprendre à un carnet de doléances de ses habitants. Mais doit pourtant composer avec une liste de contraintes - techniques, réglementaires, culturelles - qui ne cesse de s’allonger. Alors, peut-on vraiment construire une ville idéale ? C'était toute la question de la deuxième conférence du festival Building Beyond, dédiée à l'invention des villes.
Il s’agit d’abord de se demander aux yeux de qui la ville serait idéale. Des fiefs moyenâgeux du premier opus aux cités de la Grèce antique d’Assassin’s Creed Odyssey, sorti l’année dernière, de nombreuses villes ont été reproduites dans la série du studio français. Des villes bien réelles… mais pas des reproductions exactes pour autant, qui auraient pu constituer l’idéal des historiens. “Il s’agit de créations artistiques, souligne Raphaël Lacoste, directeur artistique chez Ubisoft. Ce sont des villes idéales pour le joueur, qui doit aimer les explorer, y réaliser des missions et ressentir des émotions en les parcourant.”
Les équipes artistiques d’Ubisoft assument de devoir “trouver l’équilibre parfait entre qualité graphique et jouabilité”. Elles jouent donc les funambules afin de (re)créer des villes suffisamment réalistes pour que le joueur y retrouve tous les codes de la période historique et de la zone géographique dans lesquelles il est projeté - récemment l’Égypte antique dans Origins (2017) et la Révolution russe dans Chronicles : Russia (2016) - mais adaptées de manière à les rendre agréables à jouer. C’est la “marge créative” des équipes, assume l’artiste. Une marge à laquelle les Burners, les participants au festival Burning Man, sont très attachés. Black Rock City, ville éphémère construite chaque année en plein désert du Nevada pour les quelque 80 000 participants au festival, est ainsi un savant mélange entre ce qui relève des besoins logistiques et techniques et la “marge d’improvisation” laissée aux festivaliers, détaille Marian Goodell, participante de la première heure et aujourd’hui CEO de Burning Man.
Entre fantastique et pragmatique, le coeur balance
Cette tension entre nécessaire utilitarisme et liberté artistique révèle, dans le jeu vidéo comme pour le festival culturel, une imbrication entre pragmatisme et émotion. Chez Ubisoft, un long travail de recherche documentaire précède la phase de création graphique afin de replacer la ville dans son contexte. “Il faut prendre en compte la ville et son urbanisme central mais aussi son environnement, rappelle ainsi Raphaël Lacoste. C’est aussi le contexte qui fait l’identité de la ville et sa crédibilité.” Un environnement essentiel également pour Burning Man, qui doit composer avec l’hostilité naturelle de son environnement : tempêtes de sable, chaleur accablante et infrastructures minimales. Une confrontation avec les éléments qui a forgé le caractère solidaire de l’expérience. “Il faut survivre à la poussière, au vent, à la chaleur et, pour cela, nous avons l’obligation de prendre soin les uns des autres”, raconte Marian Goodell. Preuve que cette notion de survie est constitutive du festival, ce sont les déclinaisons régionales où les conditions sont les plus extrêmes qui connaissent aujourd’hui le plus de succès, à l’instar de l’édition néo-zélandaise qui perdure depuis 2004.
Autant d’éléments, de sensations, que les équipes d’Ubisoft cherchent à retranscrire dans les paysages de la saga Assassin’s Creed afin de permettre au joueur de s’immerger intensément, émotionnellement, dans l’univers du jeu et de vivre une variété d’expériences, entre les paysages désertiques qui entourent Memphis et la splendeur des alentours d’Alexandrie, située au milieu des vignes. Cette diversité d’expériences a également été l’un des impératifs qui ont présidé au dessin de Black Rock City. “Au départ, les Burners s’étaient installés autour du Burning man (mannequin géant brûlé au cours du festival, NDLR), en rond, se rappelle Marian Goodell, participante de la première heure et aujourd’hui CEO de Burning Man. C’est ce qui a inspiré la forme de la ville parce que cela permet davantage d’interactions.”
Répondre aux besoins des utilisateurs
Mais pas question de céder à une dictature de l’émotion. Créer une ville impose certaines réflexions très pratiques, à l’instar de l’orientation. Ainsi, la forme atypique de Black Rock City a-t-elle été conservée parce qu’elle s’est révélée utile aux participants pour s’orienter. Proche de la forme d’une horloge, elle leur permet d’utiliser les heures pour se repérer à travers les nombreux logements. Et les rues sont elles aussi pensées pour répondre tout à la fois aux aspirations des festivaliers comme aux besoins de praticité. “Les rues rectilignes se dirigent toutes vers le Burning man pour que les gens se retrouvent facilement, alors que les rues courbes permettent de favoriser les rencontres dans la ville.”
Ainsi, si Raphaël Lacoste reconnaît que les villes d’Assassin’s Creed constituent “une interprétation romantique de lieux réels, une version dramatique de l’artiste”, elles répondent simultanément à des exigences “poétiques” et pragmatiques, notamment pour permettre au joueur de se repérer dans les mondes ouverts de plus en plus vastes. Ainsi, “des espaces négatifs (visuellement peu chargés, NDLR) sont créés autour d’un élément important du décor et du jeu pour le faire ressortir et aider le joueur à identifier cet élément majeur dans le paysage”. Cela permet de ne pas surcharger le décor et de laisser respirer le joueur après certaines actions qui ont tendance à saturer l’espace. Contraintes artistiques et pratiques se rejoignent parfois !
La ville comme outil démocratique
Ne nous méprenons pas : rien de tout cela n’est facile. Le proverbe “Rome ne s’est pas faite en un jour” résonne différemment lorsque l’on égrène le cahier des charges que les créateurs urbains doivent remplir. Le directeur artistique d’Ubisoft reconnaît qu’il faut “apprendre à être patient”. “Il y a une période déprimante avant que ville ne prenne corps, lorsque l’on voit le rendu des premières versions de travail.” Lumière approximative, décors sans vie et arrière-plans peu travaillés ne laissent en rien présager des paysages à couper le souffle qui se déclinent à perte de vue dans les versions définitives destinées à la commercialisation. “C’est ça, la démocratie, sourit Raphaël Lacoste. Savoir équilibrer l’art et le design avec les techniques à notre disposition.”
Un apprentissage que Marian Goodell réalise elle aussi au quotidien, en tant que CEO d’un événement que la plupart des participants perçoivent comme spontané. Comment organiser le Burning Man tout en préservant son caractère organique ? “Nous refusons de tout centraliser, tranche la dirigeante. Quand on me demande ce que je vais faire pour régler tel ou tel problème, je demande en retour ce que la personne va, elle, faire pour y remédier. C’est une expérience participative !” Les équipes du festival ont donc pris le parti d’éduquer les participants à leur philosophie plutôt que de le dénaturer en le transformant en une machine commerciale. Ce qui, mécaniquement, plafonne le nombre de participants. “Nous voulons rester à une échelle où les gens sont heureux. Et ils ne seront pas heureux si nous accueillons 100 000 personnes.” Parfois, être pragmatique permet de ne pas entamer les émotions que nous procurent les villes idéales.
Des rencontres quotidiennes pour partir à la découverte du futur des villes
Urbanisme temporaire, nouvelles mobilités et impact écologique sont à l'honneur de Building Beyond, festival organisé par Leonard. La plateforme d'innovation vous invite à des rencontres quotidiennes sur le futur des villes et des territoires, matin et soir, jusqu’au 4 juillet à Leonard:Paris. |
Maddyness, partenaire média de Leonard