Netflix and kill. Si les premiers services de vidéo à la demande par abonnement ont commencé à apparaître en France à partir de 2005, c’est avec l’arrivée du service de streaming américain en 2014 que le marché a véritablement décollé. Jusqu’à cette date, les achats à l’unité représentaient 89 % du marché (selon l’étude " La vidéo à la demande par abonnement en France : marché et stratégies des acteurs ", réalisée par le CNC et le CSA). Trois ans plus tard, ils tombaient à 48,7 % et la vidéo à la demande par abonnement devenait alors la norme. Et il n’aura fallu que cinq ans à Netflix pour régner sur un marché que se partagent désormais plus d’une soixantaine de concurrents : en février, le service a annoncé avoir passé le cap des cinq millions d’abonnés dans l’Hexagone, dépassant ainsi le leader français du secteur, Canal+ qui en revendique 4,7 millions.
Netflix est-il devenu too big to fail ? Nous le saurons bientôt, puisque 2019 verra l’arrivée d’un certain nombre de nouveaux acteurs en France. À commencer par Canal+ Séries, lancé le 12 mars dernier. Mais aussi Salto, porté conjointement par M6, France Télévisions et TF1. Il viendra lui aussi marcher sur les platebandes de Molotov TV – actuellement en négociations exclusives avec Altice en vue d’un rachat. Depuis son lancement en 2016, le service français a réussi à rassembler sept millions d’abonnés. Mais tous ces acteurs devront composer avec les services annoncés par Disney et, plus récemment, par Apple. Comment les Français peuvent-ils alors survivre à cette guerre du streaming ?
La nouveauté vs la qualité ?
Le nerf de la guerre reste le contenu. Et les plateformes ont deux stratégies distinctes : proposer une offre pléthorique – à l’instar de le Netflix avec ses milliers de films, séries et émissions, ou revendiquer une offre plus restreinte, et prétendument plus qualitative. Canal+ Séries se classe dans cette deuxième catégorie. " On aurait pu commencer avec 250 séries, a affirmé Maxime Saada lors de la conférence de lancement. Notre choix a été d’en avoir 150 (136 lors du lancement, ndlr) qui sont validées et sélectionnées par les équipes éditoriales de Canal. "
Pourtant, difficile de passer outre le fait que les abonnés, notamment les plus fidèles, ont soif de nouveautés. Certains en ont déjà fait les frais, comme le service français Afrostream, qui a fermé ses portes en 2017. " Un service comme Netflix a près de 3 000 films et séries mais, malgré ce chiffre, de nombreux abonnés trouvent que le choix de contenu est limité. Alors imaginez leur réaction pour un service avec uniquement 30 séries et 100 films… " , ironisait alors le fondateur, Tonjé Bakang, qui expliquait que pour une trentaine de séries, la plateforme devait débourser plus d’un million d’euros en droits d’acquisition.
Et Canal+ ne semble vouloir renoncer ni à la quantité ni à la nouveauté malgré sa promesse de qualité. " Là, on a déjà de quoi remplir cinq ou six ans de votre vie ", vantait ainsi Maxime Saada au lancement de l’offre, tandis que Jean-Marc Juramie, directeur général adjoint Antennes et Programmes, s’est engagé à ce qu’" une nouvelle série par semaine " fasse son apparition sur la plateforme. " Il s’agit maintenant de savoir comment valoriser le contenu déjà existant et comment en produire du nouveau ", s’interroge Philippe Van Hove, directeur général France de Zuora, entreprise spécialisée dans l’économie de l’abonnement.
Créer du contenu plutôt que de l’acheter ?
C’est toute la stratégie de Netflix, lequel a préféré miser sur la création de contenus propres pour en faire ses produits d’appel. Mais cela a également un coût, comme le souligne Philippe Van Hove : " Sur ce terrain, Netflix écrase la concurrence avec huit milliards de dollars d’investissement dans le contenu en 2018 et 12 milliards prévus en 2019 ". Une force de frappe que possède également Apple, qui a d’ores et déjà investi près d’un milliard de dollars dans la production, avec des noms aussi prestigieux qu’A24, la boîte de production derrière Moonlight, qui a raflé l’Oscar du meilleur film en 2017. Canal+ Séries et Salto ont, eux, préféré rester discrets sur la question. Mais le premier peut compter sur ses nombreuses productions maison pour garnir son catalogue : on retrouve ainsi Engrenages, Les Revenants ou encore Versailles parmi la sélection de séries françaises.
Amazon n’est pas en reste, avec un budget dédié au contenu annoncé autour de quatre milliards de dollars. L’entreprise a déjà lancé en production différents projets afin de les diffuser sur sa future plateforme. Mais elle mise également sur l’achat de licences à succès et a ainsi déboursé pas moins de 250 millions d’euros pour s’offrir celle du Seigneur des anneaux. Disney, de son côté, a plusieurs longueurs d’avance. Grâce à une stratégie de rachat, le groupe réunit désormais la 20th Century Fox, Pixar, Lucasfilms et Marvel Studios, qui détiennent les licences les plus convoitées du marché : Star Wars, Avengers ou encore Avatar.
Proposer une expérience personnalisée et accessible
Pour hameçonner la personne susceptible de s’abonner, encore faut-il pouvoir lui proposer une expérience digne de ce nom. Si Netflix a su séduire ses membres à l’aide de son catalogue, il est parvenu à les garder grâce à une expérience sans couture. " Netflix repose sur une économie de l’expérience, rappelle Philippe Van Hove. Il s’agit d’être capable d’en proposer une particulièrement agréable : l’inscription se fait en cinq minutes. " Et bien que Maxime Saada ait raillé le temps que passent les internautes à choisir leur contenu (" Actuellement, il nous faut environ vingt minutes pour choisir notre programme le soir "), force est de constater qu’une fois le choix fait, le contenu se lance instantanément et peut être repris au même endroit, quel que soit le support où l’on le regarde.
Une accessibilité à laquelle s’ajoute l’utilisation d’un algorithme, lequel permet d’apporter une expérience différente à chaque utilisatrice et utilisateur. " Il est important de comprendre les préférences des utilisatrices et utilisateurs pour créer une relation personnelle. La personnalisation de l’offre entre dans les critères d’une expérience positive ", explique Philippe Van Hove. Sur ce terrain-là, Netflix use et abuse d’astuces pour séduire. Ainsi, l’algorithme est capable d’analyser les contenus précédemment regardés pour déduire ceux susceptibles de plaire à l’avenir. Mieux : comme l’expliquent nos confrères de Futura, la plateforme dispose de plusieurs vignettes d’appel pour un même contenu. Le but ? Proposer à la personne celle qui ressemble le plus aux autres vignettes sur lesquelles elle a déjà cliqué.
Parmi la concurrence, fort de sa galaxie de services, Apple semble le plus à même de proposer une expérience utilisatrice/utilisateur capable de concurrencer celle de Netflix. La firme de Cupertino possède également un autre avantage dans cette course technologique : un large parc d’appareils iOS (iPhone, iPad, Apple TV...) et donc une masse de clientes et clients qui lui sont déjà fidèles et acquis – le service de streaming sera disponible sur tous les devices iOS et sur certaines télévisions de Samsung et Sony.
Le début d’une guerre des prix
Pour se distinguer, Canal+ Séries a fait le pari d’un tout petit prix et d’une gamme de tarifs relativement restreinte : de 6,99 euros pour l’offre de base à 11,99 euros pour quatre écrans, contre 13,99 euros chez Netflix pour le même nombre d’écrans et même 19,99 euros pour monter en gamme et obtenir la vidéo à haute gamme dynamique (HDR) sur les quatre écrans. La stratégie du groupe français rompt avec son positionnement traditionnel : " La tarification de Canal+ est assez élevée et rigide ", analysait Philippe Van Hove avant l’annonce du nouveau service du groupe.
Les informations sont encore trop peu nombreuses quant à la future offre que préparent conjointement M6, France Télévisions et TF1 avec leur projet Salto mais, là aussi, le succès de Netflix va pousser ces acteurs de la télévision gratuite à proposer des offres abordables pour espérer survivre sur le marché. Surtout en considérant leurs précédentes expériences respectives, qui n’ont pas rencontré un grand succès – à l’instar du Pass M6, un service fermé en 2016. Le tarif était pourtant, à l’époque, le même que celui de… Netflix.
Preuve que le géant américain ne redoute pas la concurrence française, il s’est payé le luxe de tester en début d’année des tarifs à la hausse. Comme l’a repéré Le Parisien, pour certains internautes, l’offre standard est passée de 10,99 euros à 12,99 euros et l’offre premium de 13,99 euros à 17,99 euros. Le service sera en fait facturé au même prix pour tous, mais ce test doit permettre à la plateforme de savoir " quelle valeur les utilisatrices et utilisateurs accordent à Netflix ". En clair : à savoir combien ils sont prêts à débourser pour le service.
Le gratuit, porte d’entrée du payant
La tarification est d’autant plus essentielle qu’elle ne doit pas constituer de barrière à l’entrée pour de clientes et clients potentiels. " Les personnes qui utilisent ces plateformes sont de plus en plus exigeantes, mais lorsqu’elles trouvent une expérience, elles sont fidèles à celle-ci ", atteste ainsi Philippe Van Hove. Ainsi, toutes les plateformes ont une période d’essai, permettant aux utilisatrices et utilisateurs intéressés d’avoir un aperçu de l’expérience avant de s’engager. Molotov TV en a même fait une stratégie à part entière en proposant d’abord un accès gratuit à sa plateforme de diffusion en direct – composée de 36 chaînes de télévision – pour ensuite décliner différentes offres d’abonnement afin d’avoir accès aux contenus d’autres chaînes (notamment OCS, qui bénéficie d’une offre spécifique).
De son côté, Netflix s’est vu imposer une logique freemium... sans vraiment l’avoir prévue. En effet, le partage des identifiants Netflix est devenu courant. Menace-t-il pour autant les affaires de l’Américain ? Bien au contraire, c’est une stratégie d’acquisition efficace et peu onéreuse. " Ce qui apparaît comme un manque à gagner pour Netflix peut également être vu comme une potentielle clientèle à convertir si l’expérience est au rendez-vous, constate Philippe Van Hove. Netflix en a conscience et joue également là-dessus. On observe que le taux de bascule est en général de 10 % pour les services d’abonnement. Chez Netflix, ce taux est de 50 %. C’est vraiment énorme. "
Canal+ Séries l’a également bien compris et assume même cette idée de partage de codes d’accès à son service. L’enjeu est donc, à terme, de faire basculer ces utilisatrices et utilisateurs clandestins du gratuit au payant : " Si l’expérience est bonne, les utilisatrices et utilisateurs restent. Sinon, ils changent de service ", résume Philippe Van Hove. Sachant que les Françaises et les Français passent 1 à 2 % de leur temps devant la télévision – contre 10 % aux États-Unis – les nouveaux services vont d’autant plus devoir se démarquer pour remporter la guerre de l’attention.