Republication du 30 janvier 2019
" Si à 30 ans on n’a pas monté sa propre entreprise, c’est qu’on a raté sa vie " : un jugement lapidaire qui pourrait bien se généraliser à l’heure du startup washing ! Si l’on s’en réfère à la doxa actuelle, il faut, en effet, être entrepreneur pour être tendance. Avoir monté sa startup, quand bien même l’aventure tourne court au bout de trois semaines, suffit d’ailleurs à augmenter drastiquement les prétentions salariales des "entrepreneurs" cherchant à se faire racheter. Mais ces discours lénifiants occultent une réalité fondamentale : n’est pas Steve Jobs qui veut ! En revanche, tout le monde peut créer de la valeur au sein de son entreprise, et c’est le rôle du dirigeant-entrepreneur que de tirer le meilleur de ses équipes, en les embarquant grâce à sa vision.
L’escroquerie intellectuelle de l’entrepreneuriat généralisé
Bien que presque toutes les Business School proposent une formation à l’entrepreneuriat, il n’est pas réaliste de penser que toute la population a les moyens de gérer une société. Il est encore moins utile de stigmatiser tous ceux qui ne le souhaitent pas, en décrivant le salarié comme un individu averse au risque et engoncé dans son petit confort. Certes, sur le CV et en société, il est valorisant d’être son propre patron, mais avoir une idée ne fait pas tout… Encore faut-il prouver sa capacité à exécuter et à scaler son business model ! Monter sa structure nécessite beaucoup de sacrifices et de ténacité, car l’immense majorité échoue. Cela suppose aussi de savoir s’entourer, car contrairement au travailleur indépendant, l’entrepreneur n’est expert de rien et a besoin d’une équipe avec qui il va grandir et qu’il va faire grandir. Cette équipe, constituée de talents complémentaires, a autant de mérite que l’entrepreneur aux commandes.
Au fond, si on valorise autant la personne qui a le courage de se lancer, c’est pour masquer la triste réalité du monde du travail. Initialement, le salariat devait offrir sécurité contre subordination. Aujourd’hui, seul subsiste le lien de subordination dans les entreprises classiques. Non seulement l’employé n’a aucune autonomie, aucun pouvoir de décision, mais il n’a aucune garantie de protection ni de stabilité. Au salarié inquiet de son avenir, on répond avec une fausse bienveillance : " tu n’as qu’à être acteur de ta carrière et monter ton entreprise ", comme si nous étions seuls responsables de notre propre réussite. C’est par ailleurs ce que sous-entendent de manière décomplexée tous les idéologues du bonheur : " tout ne repose-t-il pas (…) sur le mérite, l’effort et la persévérance des individus " ?
Le sentiment d’appartenance, moteur de toutes les grandes réussites
Cette vision du monde est à la fois culpabilisante et réductrice. Encore une fois, entreprendre tout seul n’a pas de sens, car le "faire ensemble" est le pilier de toute innovation aujourd’hui. Le plus grand défi de l’entrepreneur n’est pas tant de mettre un nouveau produit sur un marché que de fédérer les meilleurs talents et de réaliser ensemble une vision. C’est cet esprit d’équipe fort et durable qu’on appelle culture d’entreprise, et qui représente le plus fort avantage compétitif qui soit.
Il est donc fondamental, pour toutes les organisations, de renforcer le sentiment d’appartenance des individus au groupe. Pour les talents d’aujourd’hui, les valeurs d’une entreprise représentent des raisons de postuler au moins aussi importantes que le salaire ou la fiche de poste. Ce n’est pas un hasard si les employeurs les plus prisés sont aussi les entreprises à plus forte culture, comme Michel & Augustin ou Zappos, réputés pour encourager la prise d’initiative.
Vers un monde du travail réinventé
Ces exemples prouvent qu’il serait bien plus utile de repenser le monde du travail que de pousser tous les actifs vers des incubateurs. On peut être entrepreneur dans l’âme sans être CEO ! Pour toutes ces personnes créatives qui ne se voient pas dirigeantes, il est important de pouvoir s’épanouir dans une structure qui permette à chacun de libérer son esprit d’entreprise. Partons donc du principe que chacun a un super pouvoir, et qu’il existe plusieurs manières de manifester et développer ses capacités. Redonnons à l’entreprise le pouvoir de stimuler la créativité des personnes qui ne sont pas nécessairement des Zuckerberg !
Sur ce principe, la première responsabilité des chefs d’entreprise est de définir les bases de contrats mutuellement profitables, qui combinent autonomie et cadre bienveillant. Au lieu d’enfermer les gens dans des silos et de les assigner à des tâches dont ils ne comprennent pas la finalité, il est grand temps de concevoir l’entreprise comme un lieu de rassemblement où chacun peut porter ses propres projets. Arrêtons enfin de stigmatiser ceux qui ne sont pas désireux de montrer leur entreprise et souvenons-nous que l’entrepreneur ne serait rien sans équipes soudées ni intrapreneurs.