Le 10 janvier dernier, la Cour d’Appel de Paris a requalifié en salarié un chauffeur VTC travaillant pour Uber. Le 21 janvier, le Conseil des Prudhommes de Nice a requalifié en salarié 6 livreurs ayant travaillé pour Take Eat Easy.
Les uns se réjouissent : enfin, on pourra ranger dans une case que l’on connait bien - le salariat- ceux que l’on appelle les travailleurs des plateformes. Les autres s’inquiètent : la requalification en salariat pourrait mettre fin aux activités d’Uber et de ses concurrents français, parmi lesquels les sociétés Heetch, Chauffeur Privé, Marcel et autres plateformes.
Mais au fond, quel est le vrai problème ?
Le chauffeur qui a demandé la requalification en salarié demandait-il un bout de papier appelé contrat de travail ? Des horaires de travail imposés par la plateforme ? Ou encore l’interdiction de travailler avec d’autres plateformes ou son propre compte ? Certainement pas.
Déconnecté par Uber après quelques mois d’activité, il s’est retrouvé sans revenu, dans une situation de chômage forcé. Dans la même situation (cas de licenciement), un salarié aurait bénéficié des indemnités Pole Emploi, le temps de retrouver une autre activité. Mais un indépendant reste sur le carreau.
Maladie, chômage, logement : des protections insuffisantes pour les indépendants
Chez tous ceux qui demandent une requalification en salariat, rares sont les nostalgiques de la subordination ouvrière. Ce qu’ils réclament, c’est une meilleure protection sociale et ils ont raison.
En effet, les inégalités entre les indépendants et les salariés sont nombreuses : outre la question du chômage, un indépendant aura des indemnités limitées voire inexistantes en cas d’arrêt maladie, alors qu’un salarié pourrait bénéficier (selon sa convention collective) du maintien de ses revenus à 100%. De même, pour accéder à un logement décent, les indépendants doivent faire le parcours du combattant, faute de CDI.
Les indépendants, tous statuts confondus, deviennent la variable d’ajustement de l’économie française
La montée en puissance du travail indépendant provient d’une double cause : d’un côté, les humains aspirent à plus d’autonomie et d’épanouissement au travail. De l’autre, les entreprises ont besoin de talents créatifs qui n’existent qu’en freelance, et la technologie numérique crée des opportunités de travail à la demande qui donne une grande flexibilité.
Résultat : il n’a jamais été aussi facile de recruter ou de travailler en indépendant.
Ce mouvement de libération, tant pour les entreprises que pour les travailleurs, cache pourtant une autre réalité : les indépendants (qu’ils soient travailleurs des plateformes ou non) sont en train de devenir la variable d’ajustement de l’économie française.
Chauffeurs VTC, freelances, artisans, commerçants : même combat
Leur niveau d’activité est dépendant de la situation économique du pays. En période de développement, on fait appel aux freelances, aux VTC, à la livraison de repas. En période de récession au contraire, les entreprises réduisent leurs couts, cela veut dire moins de freelances ; et les particuliers réduisent leur consommation, ce qui veut dire moins de VTC, de livraisons de repas, de coiffeur à domicile...
Les chauffeurs Uber, les freelances, et tous les indépendants sont donc confrontés à une réalité parfaitement identique : le fait qu’en cas de crise économique, ce sont eux qui perdront leurs revenus en premier, bien avant les entreprises et les salariés. Ce ne serait pas un problème s’il bénéficiait d’une protection sociale, mais ce n’est pas le cas.
Des procédures individuelles aux mouvements collectifs
Aujourd’hui, les procès en requalification sont une exception. Les observateurs constatent même que la majorité des travailleurs des plateformes ne veulent guère devenir salariés.
Mais en cas de crise économique grave et faute de couverture chômage, l’exception pourrait bien devenir la norme et donner lieu à des class action (procès de groupe) touchant les grandes plateformes du numérique, y compris celles dédiées aux freelancing ainsi que les entreprises qui en sont clientes.
Comme le montre l’exemple des Gilets Jaunes, le numérique n’est pas qu’un moyen de consommer ou de travailler différemment, il donne aussi les moyens de s’organiser différemment, et de façon bien plus efficace qu’avec les méthodes traditionnelles.
Et comme pour les Gilets Jaunes, faut-il attendre que la crise se produise ? que le feu s’embrase, que des drames humains irréversibles aient eu lieu ? Que des dizaines de milliers de personnes se retrouvent sans revenu du jour au lendemain alors qu’ils ne sont en rien responsables des évènements économiques globaux ? Que des familles entières ne puissent plus payer leur loyer ou faire leurs courses ?
Une triple responsabilité : l’État, les plateformes et les travailleurs indépendants eux-mêmes
Aujourd’hui, il est urgent de créer de nouvelles protections des indépendants, de ne pas attendre que des évènements catastrophiques se produisent. La responsabilité de l’État est importante : elle est de créer un cadre nouveau pour l’ensemble des indépendants, de les consulter et de construire pour eux des filets de sécurité en phase avec leurs besoins. Il n’est plus possible de se contenter de réformes incrémentales.
Les plateformes ont une responsabilité immense. En tant que pourvoyeur d’activité, elles jouent un rôle important dans la fixation des prix, des conditions de travail, des revenus, et donc du financement de la protection sociale. Soit elles considèrent le travail comme une simple commodité à commercialiser, soit elles défendent un nouveau modèle social à inventer. C’est à cette condition seulement que leur modèle économique sera viable.
Enfin, les indépendants eux-mêmes ont un rôle déterminant à jouer. Si le travail indépendant comporte une forte dose d’individualité, les enjeux globaux comme la protection sociale sont par définition des sujets collectifs. Il est de la responsabilité des indépendants de se mobiliser pour défendre leur propre vision et de ne pas laisser les autres parties prenantes (l’État ou les plateformes) décider pour eux.