Article initialement publié en janvier 2018
Au début de la décennie, la Tech était un outil de progrès social. Facebook permettait d’entrer en contact avec le monde entier. Twitter avait favorisé les printemps arabes. Uber donnait un bon coup de pied dans le monopole des taxis et fournissait des jobs à des millions de chômeurs privés d’accès à l’emploi. Derrière chaque startup se cachait l’entreprise qui allait "changer le monde".
Mais depuis quelques mois, l’ambiance a radicalement changé. Dans les médias, les scandales s’enchaînent. Il y a d’abord eu les révélations sur le comportement d’Uber, accusé de maltraiter ses chauffeurs, de management sexiste, d’avoir développé un logiciel secret pour éviter la police ou encore d’avoir cherché à camoufler la gigantesque fuite de données de ses clients. Une succession de révélations qui a fini par pousser les investisseurs à débarquer son sulfureux patron, Travis Kalanick. Amazon lui aussi est sous le feu des critiques. En décembre 2017, une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) l’a accusé de "pousser à la faillite" de nombreuses PME et TPE soumises à sa position dominante et des clauses abusives.
Quand la startup révolutionnaire fait pschitt
Plusieurs startups présentées comme révolutionnaires se sont par ailleurs révélées désastreuses. La biotech Theranos, dont la patronne Elizabeth Holmes avait été consacrée plus jeune et plus riche self-made women des États-Unis et qui trustait la couverture des magazines, voit sa valorisation s’effondrer en Bourse en 2016 après des révélations sur la fiabilité de ses tests sanguins. Elizabeth Holmes passe en quelques jours de reine de la Tech au vilain mouton noir de la Silicon Valley.
Même désillusion pour Juicero, le fabricant d’un presse-agrumes connecté à 400 dollars, dont le patron se comparait lui-même à Steve Jobs. En avril 2017, un article de Bloomberg révèle que l’appareil ne produit pas un meilleur jus qu’un bête fruit pressé à la main. Devenue la risée de la Silicon Valley, Juicero annonce la fin de ses activités quelques mois après.
"Aujourd’hui, la plupart des gens qui arrivent dans la Tech sont là uniquement pour faire du fric"
Il faut dire que la Silicon Valley a bien changé. "Dans les années 2000, les entrepreneurs étaient animés par l’espoir de changer le monde, témoigne Loïc Le Meur, serial entrepreneur et fondateur de Leade.rs. Les pionniers, comme Jimmy Wales de Wikipedia ou Jim Clark de Netscape avaient le rêve de rendre la connaissance accessible à tous, de construire un monde plus ouvert, plus collaboratif et plus décentralisé. Aujourd’hui, la plupart des gens qui arrivent dans la Tech sont là uniquement pour faire du fric. Et au lieu des milliers d’entrepreneurs travaillant sur un pied d’égalité, on a quatre ou cinq gigantesques monopoles."
Ce petit milieu oligarchique de nouveaux riches a pris la place des banquiers de Wall Street au hit-parade des gens les plus odieux et les plus détestés. Dans un livre à paraître en février - Brotopia: Breaking Up the Boys' Club of Silicon Valley - la journaliste Emily Chang décrit les incroyables "orgies sexuelles" organisées par les gourous de la Silicon Valley dans leurs luxueuses propriétés de San Francisco ou Malibu. Des excès qui semblent pourtant totalement assumés : "si vous pensez comme tout le monde, vous n’inventerez pas le futur", justifie à demi-mots le cofondateur de Twitter, Evan Williams.
De "changer le monde" à "détruire la société"
Toutes ces affaires créent un climat de suspicion généralisé. Tout ce qui a trait à la technologie est aujourd’hui devenu un danger potentiel. L’intelligence artificielle ? À l’origine de la suppression de millions d’emplois. Une nouvelle pilule connectée pour accroître l’observance des traitements ? Un outil d’espionnage au service de l’industrie pharmaceutique. Le bitcoin ? Une vaste pyramide de Ponzi.
"Facebook, la plus grande réussite d’une startup de tous les temps, n’est plus la gentille bande de hackers qui construisent un réseau social pour chater avec vos amis, mais une compagnie sinistre et toute puissante qui siphonne vos données, fait de la propagande au service de gouvernements et autorise des publicités discriminantes", observe Erin Griffith, journaliste spécialisé chez Wired. Ces derniers mois, plusieurs anciens de Facebook et Google se sont épanchés dans les médias pour expliquer comment le réseau social "détruit la société" ou "exploite les vulnérabilités de la psychologie humaine". Un discours qui semble prendre dans l’opinion publique : selon un sondage Numerama, 45% des Français affirment qu’un service ou une application a déjà abusé de leur attention.
"Les investisseurs sont paniqués à l’idée d’être associés à une startup prise dans un bad buzz"
Résultat : "les investisseurs sont paniqués à l’idée d’être associé à une startup prise dans un bad buzz", rapporte un financier cité par Wired. Les nouvelles pépites sont désespérément en quête d’articles positifs sur leur entreprises. "C’est le jeu des médias de ne relayer que les scandales", tempère Loïc Le Meur. Quant à tous ces gens qui affirment se "déconnecter" des réseaux sociaux, il ne s’agit selon lui que d’une "nouvelle forme de snobisme".
"La technologie a pris une place prépondérante dans la vie des gens. C’est pourquoi on en parle beaucoup plus qu’avant, mais de telles pratiques existent dans tous les secteurs", explique Jean-David Chamboredon, président exécutif du fonds Isai. "Globalement, les startups ont besoin de soigner leur réputation, reconnaît-il toutefois. Les patrons doivent se responsabiliser."
C’est d’ailleurs ce qu’a avoué Mark Zuckerberg à demi-mots : en 2018, il s’était fixé comme défi de "réparer Facebook" en rappelant que sa mission est de "donner du pouvoir au peuple". Une belle intention qui risque de ne pas résister à la réalité. "Quand la startup passe à une plus grande échelle, elle échappe à son créateur", constate Loïc Le Meur. La Tech est donc simplement victime de son succès : on adore la jeune pousse bricolée dans un garage, on déteste quand elle se transforme en multinationale pratiquant l’optimisation fiscale.
Tout n’est pas perdu pour autant chez les bons élèves du numérique. Dans le top 10 des entreprises préférées des Français, une sur deux est liée au numérique en 2018 d’après le site Glassdoor, alors qu’il n’y en avait qu’une (Microsoft) en 2017 et 2016. L’an dernier, les startups françaises ont levé 2,3 milliards d’euros, un nouveau record. Mais aucune levée de fonds à trois chiffres, comme si les investisseurs et les entrepreneurs voulaient tout d’un coup se montrer plus raisonnables.