L’échec est devenu l’ingrédient indispensable de tout storytelling réussi pour un entrepreneur. Toute erreur devient une "expérience" et les employés laissés sur le carreau partent pour "de nouvelles aventures". Un récit en forme de conte de fée qui vise à se déresponsabiliser et à évacuer les souffrances réelles de toux ceux qui n’ont pas eu la chance ou la capacité de "rebondir".
"Quand l’échec est le début du succès". "L’échec pour apprendre plus vite". "Vos échecs sont des opportunités". "L’échec, votre meilleur ami". Voici quelques-uns des titres d’articles publiés dernièrement sur LinkedIn. Des articles en forme de fable s’appuyant sur les multiples exemples d’entrepreneurs ou de sportifs ayant accumulé les bides avant de connaître la réussite : Charles Darwin, Jack Ma, Rafael Nadal, Roger Federer, Richard Branson ou le Général De Gaulle.
La culture du "fail fast, learn fast"
Pendant des années, pourtant, les spécialistes du management se sont lamentés sur la "spécificité française" consistant à considérer tout échec comme une forme de déshonneur, à l’inverse de la mentalité américaine pour laquelle l’échec serait une force. "Nous vivons dans un vieux pays qui fut jadis une grande puissance. Nous percevons implicitement le succès comme une fidélité à la norme, au passé, et l'échec comme un manquement à cette tradition", explique ainsi Charles Pépin, auteur du livre "Les vertus de l’échec".
Dans la Silicon Valley, on vante à l’inverse le "fail fast, learn fast" : plus vous échouez tôt, meilleure sera votre future réussite. "Lors d’un voyage à Stanford, un étudiant avec qui je discutais m’a posé des questions à propos de mes startups", témoigne ainsi Gregory Logan, fondateur du réseau d’entrepreneurs The Shared Brain sur un post dans Medium. "Il m’a demandé “Combien de startups as-tu foiré ?” Ici, c’est comme ça qu’on évalue un entrepreneur", se félicite cet ancien nageur de niveau international. Pour lui, pas de doute : l’échec est "réjouissant". "Vous avez planté votre startup et allez faire faillite ? Soyez en fier", assène-t-il.
Les "FailCon" ou les vertus de la confession de l’échec
L’univers startup est particulièrement friand de ces fables rédemptrices. Importées des Etats-Unis, les "FailCon", ces conférences où des entrepreneurs 2.0 sont invités à raconter leurs erreurs et les leçons qu’ils en ont tiré, sont arrivées en France en 2014. Le 20 septembre dernier s’est même tenue la première Re.start awards, visant à "récompenser les entrepreneurs qui ont considéré l’échec comme un levier vers la réussite" nous offrant ainsi "un exemple inspirant pour tous". Parmi les lauréats de cette première édition, Sébastien Forest, le fondateur d'Allo Resto, Elsa Comblat, youtubeuse, alias "Elsa Makeup" ou Nathalie Lebas-Vautier, fondatrice de Good Fabric. David Ringrave, le créateur de ce prix et auteur du livre "Réussites françaises", a même créé un "Wall of Fail" sur Facebook où il incite les entrepreneurs à afficher leurs plus beaux fiascos.
"Vous n’êtes plus un patron, mais un leader inspirant"
Pour tous ces entrepreneurs, la glorification de l’échec est devenue la nouvelle recette d’un storytelling réussi. Ici, planter sa startup n’est jamais vécu comme une expérience douloureuse, mais comme le prélude des futures victoires. "Certains patrons stars ont popularisé ce brouillage très anglosaxon de l’intime et du “pro”.
"Vous n’êtes plus un patron, mais un leader inspirant", commente Romain Pigenel, cofondateur de Futurs, une agence de conseil en innovation, dans Le Monde. "C’est exactement le même principe que le filtre embellissant d’Instagram, mais appliqué au monde du travail. Il n’y a aucune place là-dedans pour quoi que ce soit de laid, de négatif. Chaque expérience subjective doit être ramenée à des cadres narratifs connus", insiste-t-il.
Démolisseurs récidivistes
Ces émouvantes confessions cachent cependant une réalité beaucoup plus cruelle : celle des employés lambda et des investisseurs candides emportés par les erreurs émancipatrices de leur patron. En 2014, il ne reste ainsi plus que 150 des 700 salariés de Fab.com, un site de produits design fondé par Jason Goldberg, un entrepreneur star de la Silicon Valley. Après avoir levé plus de 325 millions de dollars en quelques mois, le patron les a dilapidé tout aussi rapidement laissant l’entreprise exsangue. Un étrange remake du film joué en 2006 avec sa précédente startup, Jobster. Un site d’emploi B2B un temps comparé à LinkedIn et ayant comme Fab.com racheté à tours de bras des dizaines d’autres startup et brûlé son cash à une vitesse record. Mêmes causes, même effets : 40% des effectifs avaient finalement du être licenciés. Surnommé "Démolition Man", Jason Goldberg continue pourtant à trouver des investisseurs et a lancé deux nouvelles startups en 2016 et 2017. Il est toujours invité sur les plateaux télé pour parler de ses erreurs salvatrices.
Gommer soigneusement toute notion négative de l’échec
Dans les "FailCon", les conséquences sociales des échecs sont rarement abordées, souvent minimisées et plutôt mal assumées. Ne dit-on pas que quelqu’un a été "remercié" lorsqu’il est licencié ? "Dans la novlangue des startups, les euphémismes vont plus loin : on dit de l’employé remercié qu’il est "parti vers de nouvelles aventures".
"On s’évertue à chasser le négatif des signifiants. La portée négative du mot échec est dédramatisée", s’indigne Mathilde Ramadier, auteur de "Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups" (Premier Parallèle, 2017). "Ainsi, valoriser son propre échec n’est plus qu’un nouveau moyen de se déresponsabiliser".
De la faillite à la dépression
Il n’existe pas de chiffre officiel sur le taux d’échec de startups. On parle de deux tiers voire 90%. On a du mal à croire que tous ces revers sont vécus comme une épreuve salvatrice. "La faillite constitue une blessure narcissique profonde pour ces jeunes qui se sont pleinement investis dans leur projet. Beaucoup entrent en dépression suite à un échec", témoignent ainsi Romain Buquet, Jean-Philippe Bouilloud et Nathalie Luca, trois chercheurs auteurs d’une étude intitulée "Malaise dans les start-up. Entre désir héroïque et anxiété créatrice". Lors d’un dîner informel organisé par un incubateur parisien "très sélectif", les chercheurs témoignent des souffrances intimes et des angoisses partagées par les entrepreneurs, jusqu’à reconnaître un usage régulier d’anxiolytiques. "La moitié au moins était sous calmants !" se rappellent-ils. Mais après tout, la souffrance n’est-elle pas elle-même en train de devenir tendance ? Elon Musk ne s’est-il pas livré à des confessions surréalistes en août dernier dans le New York Times, expliquant travailler 120 heures par semaine, ne plus voir ses amis et sa famille et prendre un puissant somnifère pour dormir ? Après les "FailCon", demain verra peut-être l’avènement des "PainCon".