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L’idée lui trottait dans la tête depuis quelques mois désormais. Les épisodes de nostalgie d’une Terre qu’il n’avait jamais connue revenaient de plus en plus souvent et Ziko ne pouvait plus repousser ce sentiment : il avait une furieuse envie de découvrir cette planète sur laquelle ses parents étaient nés, de rencontrer sa grand-mère qui ne pouvait faire le voyage jusqu’à Mars et de sentir une autre atmosphère, de découvrir ce qu’étaient la nature, les océans, les animaux, - autres que les chiens, chats, et quelques rares spécimens comme les lapins ou les lézards qui avaient fait le voyage avec leurs maîtres -, de sentir le soleil sur sa peau et de voyager d’un bout à l’autre de la planète en Hopperlip.
Ziko n’avait que 13 ans et il savait qu’il lui faudrait attendre encore quelques trop longues années pour effectuer le voyage tout seul. Mais il s’y préparait déjà. Il avait effectué toutes les recherches sur les papiers à obtenir pour pouvoir grimper à bord d’un Navigex. L’exode vers Mars ayant, au-delà de l’exploration qui avait tant plu aux premiers Martiens, joué un véritable rôle dans la conservation de la planète Terre, le gouvernement terrien ne pouvait risquer un retour de masse de Martiens qui souhaiteraient revenir à leurs terres originelles. Pour effectuer le voyage, il était donc nécessaire d’obtenir un visa T42, T33 ou T68 selon le motif de la traversée interstellaire : visiter un proche, effectuer des recherches ou du business. Le tourisme d’agrément n’était pas autorisé. Et Ziko devait profiter de la présence de sa grand-mère sur Terre pour pouvoir espérer y poser le pied un jour. Il savait qu’elle n’était pas éternelle, malgré les nombreuses avancées de la science et de la médecine. Emma connaissait les desseins de son petit-fils et l’aidait chaque jour à comprendre un peu mieux ce à quoi sa vie sur Terre ressemblait. Mais les images, même les plus immersives possible, ne lui suffisaient plus. S’il pouvait sentir les odeurs des fruits que faisait pousser sa grand-mère, s’il pouvait entendre les bruits de la ville sans aucune distorsion et voir chaque micromillimètre de ce qu’elle voyait, sans trouble, il ne pouvait goûter aux fruits qu’il avait observés pousser, ni sentir les rayons du soleil réchauffer sa peau.
Les six mois de voyage seraient longs, et il n’était même pas sûr de pouvoir convaincre ses parents de le laisser s’embarquer dans cette aventure. Mais aucune barrière n’entraverait sa motivation. Vivre loin de sa famille ne l’effrayait pas et l’idée que son petit frère puisse grandir à des années lumière de lui ne semblait pas écorner sa détermination. Il se demandait à quoi ressemblait la vie d’un jeune homme de son âge sur la planète bleue. Il savait qu’elle était différente, mais ne mesurait pas à quel point.
La planète Mars n’était en effet pas du tout organisée à l’image de la Terre. Si, sur la planète originelle, toute frontière et toute souveraineté nationale avaient été abolies, sur Mars, chaque colonie était maîtresse en son royaume. Un code avait été édicté par les premiers Hommes qui avaient posé le pied sur la planète rouge mais la capitale vibrait à un rythme différent de celui des micros-villages qui peuplaient Mars. Chaque colonie votait de manière collaborative les règles qui s’appliqueraient à elle. Bien sûr, les lois n’avaient pas la même utilité qu’auparavant. Avec une vie pleinement remplie et satisfaisante, loin des contraintes qu’ils avaient connu sur Terre, les nouveaux Martiens avaient une tendance nettement moins importante aux comportements déviants. C’est tout juste si on avait recensé un meurtre en 37 ans d’habitation sur la planète rouge. À cet égard, les forces de l’ordre n’étaient pas requises et la cybersurveillance elle-même avait progressivement été éradiquée.
Sur Terre, le progrès n’était pas aussi rapide. Si les prisons avaient petit à petit fermé leurs portes, de nombreux criminels y restaient encore incarcérés et de véritables zones de non droit avait été érigées dans des lieux où nul âme consentante n’aurait voulu posé bagage. En dehors de ces zones, à mi-chemin de la civilisation, quelques lieux neutres avaient eux aussi émergé. Si l’unification de la Terre avait permis de rapprocher les peuples, un nombre certain d’individus, qui ne trouvaient pas leur compte dans cette nouvelle harmonie et dans la toute-puissance de la technologie, s’exilèrent dans des contrées oubliées pour recréer ce que la plupart d’entre eux n’avaient même jamais connu : un univers dépourvu de toute technologie numérique, où le travail manuel, l’artisanat et la débrouillardise étaient rois. Le progrès avait en effet été extrêmement, rapide, exponentiel, et il avait laissé, haletants, quelques citoyens sur le bord de la route, qui refusaient de voir leur monde ainsi changer.
Emma avait, elle aussi, eu la tentation de fuir la ville et de suivre quelques connaissances qui avaient décidé de faire leur baluchon avant de devenir esclaves du progrès. Mais les terres inconnues l’avaient bien plus effrayé que la possibilité d’une quelconque déviance de la technologie et des intelligences artificielles qui faisaient tourner la planète. Elle restait bien évidemment nostalgique de son passé, mais trouvait également de quoi se contenter dans la vie qu’elle menait. Elle essayait de faire de chaque jour sur Terre un jour qui comptait. Mais ce n’était pas aussi simple qu’avant : plus de maraude à faire pour les sans-domiciles fixes qui n’existaient plus grâce au droit universel à avoir un toit sur la tête, plus d’aide aux devoirs depuis que les nano-robots cérébraux avait donné un accès illimité à la connaissance à l’ensemble de la population ou presque, plus de petits coups de mains aux personnes âgées qui étaient désormais intégralement prises en charge et soutenues par leur roboatout… il avait été dur pour Emma de trouver comment aider la communauté, mais elle avait misé sur ce que nul boite de conserve doté d’intelligence artificielle ne pourrait jamais réaliser : recréer les plats de son enfance.
Avec les ingrédients qu’elle avait sous la main, ou qu’elle trouvait parfois après d’âpres négociations, Emma avait ainsi ouvert un micro-restaurant dans lequel elle faisait revivre les saveurs du passé. Si les ingrédients n’existaient plus, elle se débrouillait pour trouver les meilleurs substituts possibles et rivalisait d’imagination pour faire frissonner les papilles et redonner chair à certaines Madeleines de Proust. Dans son antre du goût, nul couvert ultra moderne qui trompe les sens, à l’instar des fourchettes qui recréent la sensation de salé, et un sens aigu de la convivialité.
Son revenu universel lui suffisant largement à vivre, les convives venaient déguster les plats qui leur étaient servis gracieusement. Ses premiers hôtes avaient redécouvert avec délice certaines saveurs de leur enfance. Mais au fur et à mesure que la rumeur enflait, l’âge moyen des personnes inscrites sur sa liste d’attente ne cessait de baisser. De nombreux curieux venaient ainsi effectuer un voyage culinaire que jamais ils n’oublieraient. Bientôt, les demandes tombèrent de toutes parts et Emma dû mettre en place un système de tirage au sort pour régaler chaque jour un nombre bien défini de convives. L’Hopperlip lui amenait chaque jour des citoyens venant d’un peu plus loin, qui faisaient le déplacement pour rencontrer la dame des goûts oubliés, comme ses hôtes l’avait surnommée. Chaque fois que sa grand-mère passait derrière les fourneaux, Ziko l’observait attentivement et notait scrupuleusement chacun de ses geste et chaque élément, même le plus infime, de ses recettes. Un jour, il le savait, lui aussi serait dans ce tablier, derrière cette même table en zinc, à effectuer les mêmes actions, pour, il l’espérait, procurer les mêmes sensations que la dame aux goûts oubliés.