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Installée dans son salon, Emma sentit ses vitres trembler, mais n’y prêta guère attention. Comme chaque demi-heure, l’Hopperlip venait de passer. Le train à propulsion magnétique qui circulait depuis des dizaines d’années avait tué toute autre forme de transport longue distance qu’Emma avait pu connaître lorsqu’elle était jeune. Rares étaient encore les spécimens de bateaux qui voguaient sur les eaux de la planète bleue. Même le trafic maritime avait été réduit à néant depuis la construction d’immenses conduits submarins qui permettaient de relier les continents entre eux en moins d’une heure. Depuis la mise en service à grande échelle de l’Hopperlip en 2048, la planète avait entamé sa mue. L’idée d’un village monde avait vraiment pris corps. Les frontières et la souveraineté de chaque pays avaient été abolies pour un monde globalisé et véritablement unifié. Partir pour un week-end ou quelques heures à l’autre bout du monde relevait de la simple routine. Résultat : la notion même de tourisme avait disparue.
Grâce aux nano-robots personnels, la barrière de la langue n’en était déjà plus une depuis les années 2040, la nourriture, soumise aux mêmes contraintes sur l’ensemble du globe (élevage de viande en couveuse, agriculture verticale sous serres géantes…), était consommée de la même manière des Amériques jusqu’à l’Océanie en passant par l’Asie et l’Europe. Grâce à l’Hopperlip, les modes de vie avaient radicalement changé et les flux migratoires devinrent impossibles à tracer. Rares étaient les personnes qui, à l’instar d’Emma, possédaient encore un chez-soi. Les actifs, de 10 à 117 ans, allaient et venaient en boucle autour du monde, posant leurs valises là où ils se sentaient le mieux. Louant un appartement dans une ville sous-marine au large de Sumatra, ou squattant l’une des milliers d’habitations bulles mises à disposition des personnes en transit dans chacune des villes par lesquelles passait le train à propulsion magnétique. D’ailleurs, au-delà du logement, la notion même de possession, qui avait commencé à perdre tout intérêt au début des années 2000, n’avait désormais plus aucune raison d’être. Les voitures, navettes, planches magnétiques et autres moyens de transport étaient désormais partagés, accessibles à tous directement dans la rue ou à la demande grâce au Comutips, l’une des nombreuses applications contenues dans la puce sous-cutanée dont était équipé chaque citoyen du monde. Il suffisait de penser au véhicule que l’on souhaitait emprunter pour voir celui-ci apparaître devant soi peu de temps après. Bien sûr, tous les véhicules étaient autonomes et plus personne n’avait appris à maîtriser l’art de la conduite depuis des générations, ce qui avait grandement limité les accidents de la route.
Si se déplacer d’un point A à un point B n’avait jamais été aussi facile sur Terre, sur Mars, l’affaire était plus compliquée. Les premiers explorateurs avaient bien eu l’idée d’y construire un Hopperlip. Mais la composition du sol et l’alimentation de chaque maison par un système de pompe hydraulique puisant très profondément dans la croûte martienne, rendait la création d’un réseau sous-martien parfaitement impossible. Si l’aviation avait fait long feu sur Terre, sur Mars, la topographie accidentée de la planète avait poussé les colons à n’emprunter que la voie aérienne, sauf pour les courts trajets d’une colonie à une autre ou à l’intérieur même des villes.
Pour les petits trajets, une très vieille invention avait été ramenée de la Terre et remise au goût du jour : le CO-pack, un réacteur dorsal, auquel chaque membre d’une famille avait accès après une initiation de quelques heures, et qui utilisait le dioxyde de carbone présent en grande quantité dans l’atmosphère martienne pour propulser l’individu équipé dans les airs. Mais le barda nécessaire à son utilisation n’encourageait personne à choisir ce mode de transport. Celui de Mila et Ango prenait la poussière dans le sas de l’entrée depuis des années déjà, et nombreux furent les martiens qui succombèrent à la mode avant de l’abandonner définitivement. Mila et Ango lui préféraient largement les petits véhicules autonomes qui fonctionnaient au compost et qui pouvaient accueillir à leur bord une famille ou une colonie toute entière. Autonomes, les véhicules étaient connectés aux nano-robots cérébraux des passagers et utilisaient les informations envoyées de leur puce à celle des occupants du véhicule pour calculer le meilleur trajet pour se rendre à l’endroit désiré. Problème, les enfants détournaient parfois la protection parentale du véhicule et faisaient tourner Ango et Mila en bourrique en indiquant tout et son contraire à l’Intelligence Artificielle du véhicule.
Ce jour-là, Mila se rendit chez sa voisine en empruntant les allées de verre, qui résistaient aux tempêtes et aux conditions atmosphériques les plus désastreuses de la planète rouge. Les deux familles avaient décidé de partir en voyage ensemble quelques jours plus tard. Si la planète était en cours d’habilitation et que la plupart des colonies étaient toutes bâties sur le même modèle, les quelques satellites qui tournaient autour de Mars avaient été totalement transformés en Center Parks de l’espace. Les deux femmes parlaient souvent ainsi d’emmener leurs enfants sur Doios, l’un des satellites naturels de la planète rouge qui avait été découvert une dizaine d’années après leur arrivée. À l’image de Phobos et Déimos, qui étaient aussi devenus des lieux de villégiature pour les Martiens, le noyau de glace en leur centre était devenu un immense parc d’attractions pour humains en mal de sports d’hiver. A l’intérieur de ces satellites, les étendues gelées servaient de décor à toutes sortes d’activités : le ski, le patin à glace bien sûr mais aussi les batailles de boules de neige. Neige créée artificiellement avec des brumisateurs qui avaient été installés sur la voûte du noyau et donnaient le sentiment qu’il neigeait réellement. Les enfants martiens, qui n’avaient jamais connu pareille situation météorologique sur Mars, en restaient à chaque fois bouche bée. Les satellites étaient très courus des Martiens, mais leur capacité d’accueil étant limitée, la liste d’attente pouvait parfois atteindre des mois. Cette année, Mila avait enfin obtenu des places et comptait bien montrer à ses enfants à quoi ressemblaient ses hivers lorsqu’elle vivait encore sur Terre. En attendant qu’ils fassent, qui sait, peut-être eux-mêmes le voyage.