Republication du 27 novembre 2017
"Mesurez et optimisez", tel est le conseil universel qu'on entend tous les jours dans le monde des startups. "Soyez lean", "testez des hypothèses", "connaissez vos metrics", "growth hackez"... et on s'y applique avec diligence pour tout mesurer de son entreprise. Tout ? Tout, sauf bien sûr le plus important : nous-mêmes.
Ce n'est pas toujours agréable de s’analyser : il faut mettre de côté la vision héroïque de l'entrepreneur surhomme, celui dont on lit la belle histoire et le portrait flatteur dans les journaux, qui va chercher la croissance avec les dents. C'est pourtant une source infinie de surprises : on découvre, par exemple, qu'on travaille beaucoup moins que ce qu'on pense, qu'on perd la majeure partie de son temps à des tâches peu stratégiques ou qu'on frôle dangereusement le burnout.
C'est dans cet esprit que nous avons créé Smarter Time, une application Android pour nous aider à mesurer et améliorer ce qui est important dans nos vies. J’ai commencé par l'appliquer à ma vie d'entrepreneur. Cela m'a aidé à accroître mon efficacité, à garder mon énergie et ma motivation et être à fond aux moments les plus importants.
Comprendre son rythme de travail
Les études sur le temps de travail et son ressenti arrivent toutes à un résultat fascinant : plus on pense travailler, plus on surestime son temps de travail réel. En pensant travailler 70 heures par semaine on n'en fait en moyenne que 45.
Ce n'est pas entièrement étonnant : nous atteignons assez rapidement des rendements décroissants, puis négatifs. Le seuil est autour de 40 heures par semaine, quelle que soit son opinion sur ses capacités. C'est principalement une limite au temps de concentration, mais du coup le reste du temps a tendance à être passé à trier ses mails, lire des articles ou autour de la machine à café. Même dans le conseil en stratégie, certains arrivent à réussir parfaitement en travaillant 50 heures par semaine au lieu des 80 de leurs collègues. À l'inverse de longs horaires réguliers causent des dommages profonds à la fois physiques et psychiques, en plus de faire perdre tout intelligence émotionnelle et créative.
À quoi ressemble le temps de travail d'un entrepreneur ? Je le mesure depuis trois ans et demi, et voici le temps total par semaine :
On y voit une baisse légère du temps de travail provoquée par deux effets :
- avec les progrès de l’application, j'ai pu suivre plus précisément mon temps de travail. Les distractions et autres activités qui ne sont pas du travail apparaissent de plus en plus clairement - je n'ai certes pas découvert 25 heures de travail surestimé mais plutôt entre 5 et 10 selon les semaines. Mes distractions ont diminué mais je n'ai pas réussi à les supprimer entièrement.
- quand j'ai commencé, je passais la majorité de mon temps à abattre du développement seul chez moi. Plus j’avance, plus je trouve important d'avoir du recul, de l'énergie pour les moments cruciaux et de garder un peu de réserves pour les circonstances qui nécessitent vraiment de travailler plus.
Aligner ses occupations sur la stratégie
L'entrepreneur a beaucoup de chapeaux et va alterner tous les jours entre des activités très différentes : stratégie, veille, levée de fonds, communication, développement, design, contact utilisateurs, networking, administration... Comment répartir ses 40 heures de concentration par semaine ? Probablement pas en suivant le hasard, l'envie du moment ou la dernière urgence. Il faut prendre du recul et connaître ses travers. Pour ma part, j'aime beaucoup lire et m'informer et ai tendance à faire trop de veille. C'est d'autant plus facile que c'est mon activité de repli lorsque je suis fatigué ou déconcentré et n'arrive pas à produire efficacement. Du coup, je suis attentivement le temps que j’y passe et je me limite activement. C'est aussi un indicateur de fatigue quand je me retrouve à en faire trop sans le vouloir. A posteriori c'est aussi un bon indicateur de productivité: les semaines où j'ai fait le plus de veille n'ont globalement pas été très efficaces même pour les autres activités. Chacun son vice, pour d'autres ce sera le networking, le détail d'une ligne de code, les réunions sans lendemain... Rien d'entièrement inutile, mais trop de temps passé par rapport aux bénéfices et aux autres activités qui auraient mérité plus de temps.
Dernièrement, j'essaye aussi de diminuer peu à peu mon temps de développement, pour me libérer autant que possible pour notre levée de fonds. En théorie. En pratique, la rançon du succès est plus de retours utilisateurs, plus de bugs, plus de fonctionnalités à revoir ou concevoir et pour l'instant j'ai principalement allongé mon temps de travail pour préparer la levée.
Au passage, on entend constamment des plaintes sur la lourdeur de l'administration française. Alors combien de temps m'occupe-t-elle vraiment, sachant que nous avons un comptable, mais aussi quelques complexités structurelles ?Finalement pas tant de temps que ça : en moyenne 2 heures par mois, concentrées autour des bilans et des levées de fonds. Certes, je préférerais les passer à autre chose, mais c'est loin d'être un poids insupportable.
Garder l'équilibre
S'il y a une habitude importante pour tenir le rythme c'est de garder un temps de repos suffisant. 99% des gens ont besoin d'au moins 7 heures de sommeil par nuit. On prend trop facilement l'habitude d'être fatigué et on surestime toujours sa productivité. Et cela a une influence sur notre vie quotidienne, comme sur notre conduite, par exemple : conduire après 17 heures sans sommeil, c'est comme conduire après avoir bu deux verres de vin; après 24 heures sans avoir dormi, c'est comme conduire en étant ivre.
Nous sommes tout aussi mauvais pour nous en rendre compte sur le moment. Après m'être plusieurs fois demandé ce que j'avais bien pu consommer en regardant le lendemain ma production de la veille au soir, ou constaté la faible productivité des journées où je me force malgré la fatigue, je me suis donné pour objectif de ne plus sacrifier le repos et rattraper au plus vite les déficits ponctuels de sommeil. Selon mon historique, je me repose (temps de sommeil + endormissement) en moyenne 8h37 par jour.
Autre facteur important pour la forme et la créativité : faire des vraies pauses de plusieurs jours. En regardant mon graphique de temps de travail sur ces trois ans et demi, je n'ai pris que 9 semaines de "congés", dont une pour maladie, et très peu de vraies coupures. Ce n'est probablement pas assez, même si j'essaye de garder un rythme soutenable au quotidien et notamment un assortiment de repos, loisirs, vie sociale et sport. Le burnout est un risque important et je pense ne pas en être trop proche, mais c'est un exercice quotidien d'équilibriste entre à la fois être à fond et ne pas tomber.
Je pense avoir amélioré beaucoup de choses pendant ces trois ans et en avoir tiré beaucoup de valeur. Néanmoins, comme pour nos entreprises, les circonstances et les challenges évoluent tous les jours, et il reste toujours de la marge pour s'adapter et s'améliorer.