Equipementier automobile recherche désespérément un Directeur IA Solutions. Laboratoire pharmaceutique recrute d’urgence un Chef de projet IA. Startup de la Legaltech souhaite renforcer son équipe avec deux «Lead Developer IA». Grand opérateur téléphonique demande ingénieur expert en Deep Learning. En parcourant les annonces d’emploi spécialisées sur Indeed, on se rend vite compte des besoins criants en matière d’intelligence artificielle.
Des enceintes connectées aux voitures autonomes en passant par le diagnostic médical et la reconnaissance faciale, l’IA s’immisce dans chaque recoin de l’activité économique. En 2016, plus de 1600 startups spécialisées en IA étaient recensées dans le monde par la plateforme d’intelligence économique CBInsights. Et en cinq ans, les investissements dans ces startups sont passés de 415 millions à 5 milliards de dollars.
Moins de 22 000 personnes dans le monde capables de développer une intelligence artificielle
Résultat : la pénurie d’experts est patente. Dans le monde, moins de 22 000 personnes dans le monde seraient capables de développer une intelligence artificielle de A à Z, affirme Element AI, un laboratoire québécois spécialisé. Parmi eux, moins de 3 000 cherchent plus ou moins activement un emploi. «Or, au moins 10 000 postes nécessitant ces compétences sont actuellement vacants rien qu’aux Etats-Unis», avance Jean-François Gagné, le fondateur d’Element AI.
Les salaires mirobolants de la Silicon Valley
A la sortie de leurs études, les rares diplômés sont courtisés de toutes parts. «Nos étudiants sont embauchés avant même la fin de leur cursus», assure Nikos Paragios, responsable du cursus ingénieur et des Masters en Data Science et Intelligence Artificielle à Centrale Supélec. «Un de nos étudiants même pas encore diplômé vient se se voir proposer un poste dans une startup californienne pour 300 000 dollars (260 000 euros)». Quatre fois plus qu’en France à poste équivalent. Dans la Silicon Valley, les débutants peuvent espérer jusqu’à 500 000 dollars, attestent plusieurs recruteurs interrogés par le New York Times. Les rémunérations des plus chevronnées atteignent des sommes affolantes. Anthony Levandowski, le père de la voiture autonome chez Google, aurait ainsi récolté 120 millions de dollars de prime avant de quitter le groupe pour fonder un rival, Otto, en 2016. DeepMind, le laboratoire d’intelligence artificielle de Google, a déboursé 138 millions de dollars rien qu’en «coûts salariaux» en 2017.
Si les salaires s’envolent, c’est que tout le monde recherche un peu les mêmes profils : les géants de la tech s’affrontent avec les constructeurs automobile sur la voiture autonome, les banques comme les e-commerçants veulent leur chatbot intelligent et les services anti-terroristes exigent la même technologie de reconnaissance d’image que Facebook. Dans cette guerre des talents, impossible de rivaliser avec les GAFA. Les Google, Facebook et autres Netflix ont de gigantesques quantités de données à exploiter et constituent un terrain de jeu idéal pour tous ceux en quête de projets réellement disruptifs.
Les grands groupes français à la ramasse
Face à eux, les grandes entreprises françaises comme Orange, Thales, Carrefour et autres Société Générale sont clairement larguées. Trop formatées, trop rigides, elles n’attirent pas du tout les candidats les plus créatifs, ceux capables de leur donner une longueur d’avance. «J’ai pas mal de collègues qui travaillent dans ce genre de grosse boîte et qui trouvent cela terriblement chiant», sourit Bruno Maisonnier, CEO de Another Brain, une startup qui conçoit des puces dotées d’IA. En plus, contrairement à ce qu’on pense, les rémunérations y sont moins intéressantes que dans les startups, où les nouveaux arrivés bénéficient de stock-options et de participations qui peuvent s’avérer bien plus juteuses que les salaires même à deux chiffres proposées par ces gros groupes.
Les atouts insoupçonnés de la French Tech dans l’intelligence artificielle
Les jeunes pousses françaises, justement, ont à l’inverse quelques atouts dans leur main pour rivaliser avec les conditions mirifiques offertes dans la Silicon Valley. Le cursus scientifique offert par notre système éducatif est ainsi plutôt rare par rapport à ce qu’on trouve dans les universités américaines. «Dans les grandes écoles, vous avez un programme multidisciplinaire qui couvre à la fois la physique, les mathématiques, l’informatique, les langues, etc. Aux Etats-unis vous avez une spécialisation très précoce». Or, concevoir une IA requiert moins des compétences en développement et programmation qu’un véritable sens de la logique. «Tous les programmes de codage et le métalangage existent déjà», détaille Nikos Paragios, avant d'ajouter «La question cruciale, c’est de choisir le bon algorithme. Savoir se servir des outils, c’est bien, mais trouver l’outil adapté pour chaque situation, c’est autre chose».
D’autre part, le salaire n’est pas forcement le critère déterminant pour les jeunes talents. Bruno Maisonnier, également ex-fondateur d’Aldebaran, assure ainsi que certains de ses collaborateurs se sont vu offrir des salaires de 500 000 dollars par an par des boîtes américaines lorsqu’ils travaillent chez le leader mondial de la robotique humanoïde (racheté par SoftBank en 2016). «Mais ils ont préféré rester chez nous pour six fois moins», assure l’entrepreneur, «car avec Aldebaran, ils avaient l’impression de participer à un véritable challenge bien plus excitant».
Et si la pénurie était artificielle ?
Mais au fait, la demande en «hauts potentiels» est-elle finalement si élevée ? Aujourd’hui, tout ou presque est qualifié d’intelligence artificielle, un concept devenu davantage un argument marketing qu’une véritable révolution tangible. Les entreprises se croient obligées de recruter des experts alors qu’elles n’ont aucun projet réellement concret. Selon une enquête du Syntec Numérique, à peine 27% des entreprises françaises ont une «maturité forte» sur l’IA et 34% des celles interrogées n'ont même pas alloué un seul euro à l'IA en 2018.
Et même pour celles qui s’y mettent, l’enjeu n’est pas forcément d’avoir à tout prix l’un des 22 000 virtuoses évoqués par Element AI. «99% des gens se contentent d’utiliser des algorithmes de Deep Learning inventé par d’autres», confirme Bruno Maisonnier. Les réels besoins de talents se situent donc peut-être ailleurs. «Nous aurons de plus en plus besoin de profils qui ne sont pas des scientifiques ou ingénieurs de haut niveau, mais qui connaissent suffisamment le fonctionnement des intelligences artificielles pour participer au développement des nouvelles applications», plaide Carlo Purassanta, le patron de Microsoft France qui a ouvert en mars une formation à l’IA. Pour y participer, disposer de bases en langage de programmation et en calcul différentiel, probabilités et statistiques est largement suffisant.
Demain, tous expert en IA ?
Certains vont même plus loin, et assurent que tout ce battage autour de la pénurie de talents n’aura bientôt plus lieu d’être. «Il est tentant de croire que l’expertise algorithmique sera réservée à une élite», prophétise Stéphane Mallard, auteur du livre Disruption et Digital Evangelist après des grandes entreprises américaines et européennes. «A terme, chacun pourra entraîner une intelligence artificielle à réaliser les taches et atteindre des objectifs en langage naturel», pronostique-t-il. Selon lui, la concurrence ne reposera donc plus dans la bataille des cerveaux mais dans la capacité à inventer de nouveaux usages et à imposer «son» intelligence artificielle plutôt que celle du voisin. Les questions de complémentarité et de partage des compétences entre l’homme et la machine vont ainsi devenir cruciales, confirme lui aussi le rapport de Cédric Villani sur l’IA rendu en mars 2018.
En attendant, beaucoup de petits malins profitent de cette pseudo guerre des talents en rajoutant le terme IA dans leur CV, «même s’ils sont juste un peu doués en programmation», s’amuse Nikos Paragios. Et ils auraient bien tort de s’en priver.