2017 était l'année de l'affaire Weinstein, de la chute d'Uber et de son PDG sexiste Travis Kalanick... Une année riche en scandales dans le monde de la tech outre-Atlantique, mais pas seulement : en octobre, le hashtag #BalanceTonPorc (version francophone du #MeToo relancé au même moment par l'actrice Alyssa Milano aux États-Unis) libère la parole des femmes françaises sur la question du harcèlement au travail. De quoi envisager une année 2018 plus propice à la diversité ?
Pas vraiment : dès le mois de janvier, des voix s'élèvent à nouveau, cette fois-ci pour dénoncer l'absence de femmes au CES. "Chaque année, le CES indique où il faut regarder pour savoir à quoi ressemblera l'industrie tech. Et, cette année, la vision est particulièrement claire : aucune femme parmi les speakers, aucune femme parmi les rôles de premier plan. L'innovation est née de la diversité des voix, et nous devons les entendre. Nous devons faire en sorte que les femmes soient entendues. Pendant une semaine, le CES nous laisse voir les coulisses de l'industrie tech et ce n'est pas toujours joli", expliquait Joy Howard, la directrice marketing de Sonos.
Les chiffres ne disent pas autre chose : si 30% des entrepreneurs français sont des femmes, le chiffre tombe à 12% quand on enlève les auto-entrepreneures et les coachs selon le Réseau Entreprendre, et à 8%pour le seul domaine de la tech. Le baromètre StartHer/KPMG fixe quant à lui le ticket moyen des startups dirigées par des femmes à 1,8 million d’euros, ce qui est deux fois moins élevé que celui des startups dirigées par des hommes.
Bro culture et conditionnement
Si le sexisme dans le monde de la tech est un problème structurel, il est aussi un problème plus large de diversité. Car il n'est pas seulement question du problème de la représentation des femmes, mais aussi de l'origine socio-économique, et même de l'orientation sexuelle. En cause ? La prégnance d'une "bro culture" - dénoncée par la journaliste de Bloomberg Emily Chang et d'anciens salariés de la Silicon Valley - qui pénètre jusqu'aux écoles de code françaises. Aux États-Unis, cette culture naît et se renforce à l'université, dans le sillage des fraternités, ces sociétés - non-mixtes et parfois secrètes - au nom composés de lettres grecques qui sont régulièrement accusées d'entraîner des comportements déviants.
"La bro culture est un élément inhérent au monde de la tech, aux startups des nouvelles technologies et du digital. En effet, celles-ci sont nées dans la Silicon Valley, un monde d’hommes blancs, hétérosexuels, surdiplomés et aisés, détaille Marie Georges, présidente de l'incubateur Paris Pionnières. Et les codes de ce monde auraient déjà traversé l'Atlantique, selon cette dernière qui dénonce une bro culture "devenue la culture de la tech par excellence, une culture stéréotypée, de blagues salaces et de beuveries… Par définition ce n'est inclusif pas du tout, les femmes et les minorités ne se retrouvent pas là-dedans."
Si cette culture explique en partie la surdiscrimination des femmes, il y a aussi un aspect plus sociologique à prendre en compte, avec un conditionnement des genres qui se joue en amont. "Il se passe dans la tech ce qu’il se passe dans les matières scientifiques en général : il n'y a pas assez de filles dans la biotech, dans l’ingénierie et le code, dans toutes les filières technologiques et scientifiques en gros" regrette Marie Georges. "Ce qui est à l'oeuvre c'est la force du conditionnement de l’éducation, le fait que l’on intéresse pas les jeunes filles aux sujets très tech que sont les biotechs, l'IA, la micro/nano électronique" acquiesce Séverine Le Loarne, professeur de management de l'innovation et management stratégique au sein de Grenoble École de management, où elle a créé la chaire "Femmes et Renouveau économique", en partenariat avec Paris Pionnières.
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La mixité sociale n'est bien souvent pas plus au rendez-vous, faute de ressources. Les aspirants entrepreneurs n'ont parfois ni les codes du milieu, ni le réseau nécessaire. Or ce sont deux éléments qui sont indissociables de la réussite d’un projet entrepreneurial. "Quand on est arrivés dans ce milieu il n'y avait quasiment pas de mixité ; pas tellement parce que les gens ne voulaient pas des jeunes des quartiers, mais parce que les milieux n'étaient pas mélangés", se rappelle Moussa Camara, président fondateur de l'association Les Déterminés, qui veut agir comme un tremplin vers l'écosystème startups pour les entrepreneurs des quartiers. "À 21 ans, j’ai eu l’opportunité de monter ma boite dans les télécommunications : je ne connaissais personne, je n’avais rien, j’avais peur mais je me suis lancé. J’aurais voulu connaître les dispositifs d’accompagnement."
La French Tech s'organise
Forts de ces constats, de nombreux entrepreneurs ont décidé de prendre les choses en main. Réseaux de femmes, associations dans les quartiers, formations gratuites... La liste des programmes qui se mobilisent en faveur de la diversité dans le monde de la tech est longue. Et contrairement aux États-Unis, les entrepreneurs français peuvent compter sur le gouvernement pour les soutenir.
Ainsi est né le programme French Tech Diversité, qui accompagne 35 startups pendant un an, et vise à promouvoir la diversité sociale dans l'écosystème startups français, en détectant, accompagnant et soutenant les meilleurs projets de startups portés en particulier par des entrepreneurs des quartiers de la politique de la ville, par des étudiants boursiers, etc. “Le programme French Tech Diversité a été accueilli très chaleureusement par l’ensemble des parties prenantes de l’écosystème. Cet accueil est révélateur du quasi consensus sur le constat d’homogénéité et sur la nécessité de mener une action positive qui aura un impact durable pour l’écosystème”, explique la responsable du programme Salima Maloufi.
Une volonté partagée par les fondateurs l'école Simplon : "Les formations d'ingénieurs classiques, élitistes et très chères, ne sont pas accessibles à beaucoup de gens en recherche d'emploi. Or le milieu de la tech et particulièrement le code sont des marchés porteurs. L'idée avec l'école Simplon c'était donc de former les personnes éloignées de l’emploi au code, pour répondre aux chiffres du chômage et aux besoins des entreprises", détaille Marie-Ange Juet, responsable de la communication
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Une dynamique inclusive poussée à son paroxysme par l’Inclusive Tech Summit, organisé par Paris Pionnières, et le Lesbians Who Tech Summit (LWT). En juin dernier, ils ont mis à l’honneur les habitants des DOM-TOM, les minorités ethniques, les lesbiennes, les queers et les bi, les profils atypiques, bref la diversité : “On ne peut pas parler de mixité sociale dans la tech si on ne mixe pas les entrepreneurs actuels, qui sont des gens très diplômés, avec d’autres profils“ rappelait Caroline Ramade, la directrice de Paris Pionnières.
“En France, on manque de manière criante de role models [lesbiennes] et on est bien incapable de citer une femme lesbienne dans le monde de l’entreprise ou de la tech” explique Marine Rome, directrice de Lesbians Who Tech à Paris. "Quand on fait une injonction à une personne de rester dans le placard, en lui demandant de ne pas parler de sa vie privée, de rester discrète, cela influe son bien-vivre. Une entreprise n’a pas envie qu’une de ses employées aient la peur au ventre en arrivant à la machine au café. C’est dangereux pour les salariées et pour l’entreprise."
Coup de comm' ou vraie solution ?
Mais que peuvent vraiment ces programmes ? Déjà, il s'agit de montrer qu'un autre modèle est possible. "Le problème du manque de diversité tient entre autre du manque de modèles à suivre, argumente Roxane Varza, fondatrice de StartHer et directrice de de Station F (qui a développé The Fighters Program, un accès parallèle à son programme d'incubation pour les parcours atypiques). Tant qu'on n'aura pas plus d'exemples, de modèles d'entrepreneur(e)s aux profils différents qui émergent, on gardera cette homogénéité. Il faut que les jeunes générations puissent s'identifier à des entrepreneurs qui leur ressemblent."
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Pour Marie Georges, l'impact de ces programmes est même quantifiable : "En 12 ans on est passé de 8 à 21% de startupeuses en Ile-de-France : le Grand Paris est maintenant devant toutes les autres capitales européennes ! J’ai l’impression qu'il y a une volonté d’accélération, de passer de "il faudrait que", à "on va faire en sorte que". Il y a de vraies discussions, ça devient un vrai débat de société et il faut s’en saisir, parce que ce n'est pas naturel, il faut forcer l’évolution, à tous les niveaux. Parce qu’au fond c’est aussi une évolution culturelle, en profondeur, et pour que ça passe il faut commencer très tôt, dans les écoles par exemple."
Selon France Stratégie, supprimer les discriminations augmenterait le PIB de 7% sur vingt ans, en économisant 150 milliards d'euros sur les discriminations à l'embauche. D’autant que c’est prouvé, plus les conseils d’administration des entreprises sont diversifiés, plus les performances desdites entreprises sont bonnes.
Selon une étude du Kellogg Institute, les groupes mixtes sont plus performants que les groupes homogènes, non parce que la diversité favorise l’émergence de nouvelles idées, mais parce qu’elle "suscite un traitement (des sujets) plus approfondi". L’Université de Singapour et le cabinet Grant Thornton ont quant à eux mis en lumière que les conseils d’administration composés d’au moins deux groupes ethniques obtenaient de meilleurs résultats que les autres.