Jean-David Chamboredon, CEO d'ISAI et coprésident de France Digitale livre dans un post Linkedin son témoignage sur le procès Heetch au cours duquel il a été invité à témoigner. Entre plateformisation de l'économie, colonisation de la France par les startups et lobby de taxis surpuissant, découvrez le point de vue d'une personnalité incontournable de l'écosystème sur ce procès controversé.
Il m’a été donné il y a 10 jours de témoigner au Tribunal Correctionnel de Paris lors du procès Heetch…
Lorsque Teddy Pellerin m’a proposé cet exercice, j’ai accepté immédiatement car l’aventure de l’équipe Heetch attire spontanément ma sympathie et parce que cette affaire est emblématique de la transformation de notre économie et de notre société.
Mon entourage professionnel et associatif n’était pas unanimement « fan » de cette intervention. J’ai tenu mon engagement vis-à-vis de Teddy parce que je l’avais pris, parce que, n’étant pas investisseur dans Heetch mais dans Blablacar, mon point de vue relèverait d’une forme d’objectivité et parce que témoigner sous serment ce n’est finalement qu’apporter au tribunal un éclairage factuel parmi d’autres.
Il ne m’appartenait pas de témoigner sur les bénéfices « socio-économiques » de Heetch. Mes neveux et nièces ou les enfants de mes amis - utilisateurs-passagers réguliers de l’application - m’en ont convaincu mais j’aurais été évidemment hors de mon champ de compétences professionnelles. D’autres témoins ont pu apparemment le faire…
Mon propos a d’abord porté, de façon générale, sur la « plateformisation » de l’économie et sur la situation finalement assez habituelle par laquelle une startup innovante se retrouve à agir dans un cadre juridique ou réglementaire mouvant. Cette situation est courante du fait d’une révolution des usages qui rend la législation existante obsolète ou décalée. Cette obsolescence ou décalage n’est pas facile à appréhender pour le législateur…
Soit il se précipite à légiférer « contre » et les principales victimes vont être les acteurs locaux émergents ainsi que leurs utilisateurs très appétents à ces nouveaux usages. Soit il essaie de légiférer « vite et pour » et il prend le risque de légaliser des situations abusives ou peu acceptables. En général, le législateur intervient à posteriori entérinant la légalité d’un usage devenu « mainstream » en y apportant les restrictions et contraintes qui lui paraissent légitimes…
J’ai ensuite expliqué au tribunal que l’internet Americano-Européen était un seul et unique continent économique et que des centaines d’acteurs travaillaient sur ces nouveaux usages dans le cadre d’une compétition internationale féroce. Ainsi, si la France (ou l’Europe) adoptait une posture hostile à l’expérimentation de ces nouveaux usages, elle finirait bel et bien « colonisée » par les startups, devenues entretemps des géants, ayant pu se financer et prospérer sous des cieux plus cléments…
J’ai enfin abordé le sujet du covoiturage (que je connais un peu de par mon mandat d’administrateur chez Blablacar). La législation concernant cette activité est récente alors que le covoiturage longue-distance est une activité qui a démarré il y a 10 ans dans notre pays (les aspects fiscaux n’ont d’ailleurs été clarifiés par l’administration fiscale que depuis quelques semaines). Qu’il s’agisse du législateur ou de l’administration fiscale, ils ont agi à posteriori constatant l’adoption massive du co-voiturage longue distance (10 millions de Français y ont recours) et finalement entérinant et encadrant la réalité d’un marché ayant atteint une forme maturité.
Concernant le covoiturage courte-distance (notamment urbain), les jeux ne sont pas faits, loin de là. Des dizaines de startups travaillent, par exemple, sur le sujet du « covoiturage domicile-travail » qui paraît une évidence faisant l’objet d’un consensus écologique et sociétal mais aucun modèle ne s’est encore imposé. Le législateur n’est donc pas encore en mesure de légiférer de façon pertinente sur le sujet.
Il était assez difficile d’aller au-delà dans mon témoignage sans faire de la science-fiction mais ce que l’on peut assez raisonnablement prédire, c’est que le modèle de co-voiturage urbain qui émergera sera proche de celui de Heetch sur 3 volets.
Premier volet : c’est sans doute le passager qui initiera la demande de trajet et le conducteur (assisté plus ou moins par l’application) qui se déterminera sur l’acceptabilité du (ou des) détour(s) et du retard prévisible induit. La notion de détour et de retard reste marginale dans le covoiturage longue distance quand il s’agit de faire quelques kilomètres supplémentaires et perdre quelques minutes sur un trajet de 300 km et 3 heures…
Second volet : le plafond basé sur l’indemnité kilométrique (barème Acoss) pour définir le partage de frais sera vraisemblablement révisé à la hausse pour prendre en compte détours et délais et pour que la « participation aux frais » devienne incitative pour le conducteur (ndr : je pense, d’ailleurs, que le passager sera lui-même encouragé par une indemnité de son employeur et/ou par une réduction « écologique » d’impôts).
Troisième volet : il est probable, une fois le modèle d’usage et le modèle économique validés, que l’offre de « particulier à particulier » sera rapidement complétée (sur les meilleures « routes ») par une offre professionnelle (sans doute à base de minivans) et qu’un certain nombre de particuliers y trouveront non pas un moyen d’aller ou revenir du travail mais une source de « revenus » améliorant leurs ordinaires…
Il y aura un continuum « conducteur co-consommateur – conducteur/chauffeur amateur –chauffeur professionnel » servant un nouveau marché répondant à une demande aujourd’hui insatisfaite. A quelles conditions les « conducteurs/chauffeurs-amateurs » seront-ils considérés comme des co-voitureurs ? C’est la question à laquelle je ne sais pas répondre.
Cette cohabitation et ce continuum sont habituels dans l’économie des plateformes. Il appartiendra ainsi au législateur de fixer, le jour venu, les limites et restrictions qu’il estime nécessaires en termes de concurrence, de fiscalité, de financement de la protection sociale, de protection du consommateur… C’est finalement aussi un peu la question qui est posée - sans doute prématurément - au juge du procès Heetch…
Je terminerai ce long post par une petite pique à l’encontre des avocats des taxis qui ne m’ont pas ménagé lors de leurs questions. Ils ont prétendu voir en France Digitale (dont je suis co-président), un « lobby » ou un « groupe de pression » n’ayant comme credo qu’une confiance absolue dans la « main invisible du marché ». Une façon de me diaboliser aux yeux du tribunal qui a compris, je l’espère, que s’agissant de « groupe de pression », notre petite association de « startupeurs & VCs » a encore beaucoup à apprendre du fameux « lobby des taxis » ! 😉