« Workers on tap » : en choisissant de consacrer il y a deux ans sa Une aux « slashers », multi-actifs et autres travailleurs à la demande, The Economist, vénérable et insubmersible bible des milieux d’affaires, s’était offert une formidable démonstration de clairvoyance, corroborée depuis par une multitude d’études aussi récentes que systématiquement convergentes.
Les dernières en date, notamment celles réalisées par le cabinet de conseil McKinsey, révèlent que 162 millions de travailleurs aux États-Unis et en Europe ont aujourd’hui un statut d’indépendant, soit près de 20 à 30% des actifs de part et d’autre de l’océan Atlantique.
La France elle-même, terre millénaire si souvent rétive aux changements autant qu’accrochée par habitude à ses traditions, n’a pas manqué d’emboîter le pas à ses partenaires occidentaux, à l’heure où 13 millions de français travaillent dorénavant de manière indépendante (McKinsey – octobre 2016) et où 3,3 millions d’entre eux pratiquent également la multi-activité.
Voilà donc un changement de taille pour des sociétés habituées depuis l’après guerre au règne d’un salariat tout-puissant, accompagné de son fameux corolaire qu’est le CDI, perçu tel un véritable graal par ses prétendants et leurs familles autant que parfois vécu comme une prison dorée par ses rares bénéficiaires.
C’est d’abord en réponse aux changements de notre modèle économique que le travail se métamorphose, sous l’effet de l’insertion du numérique au sein de secteurs traditionnellement régulés et que l’ont croyait naïvement étanches à toute forme de bouleversement majeur.
L’ « economy on demand », dont la valeur dépasse désormais les 100 milliards de dollars (étude Deloitte – 2014) ne s’arrête plus aux frontières de quelques exemples marquants et abondamment commentés tels Uber ou Airbnb, tant ses marges de progression et la taille du marché adressable dépassent l’entendement.
Il serait pourtant réducteur de cantonner le développement du travail indépendant et de l’emploi à la demande au rang de simples faire-valoir de ces mutations économiques, alors même que les nouvelles aspirations des actifs y jouent en réalité un rôle plus que considérable !
Le poids de la hiérarchie, la lourdeur du rapport de subordination inhérent à l’activité salariée et la monotonie des tâches et des trajectoires de carrière font dorénavant office de repoussoirs aux yeux d’une génération avide d’expériences novatrices, d’autonomie et, par delà-même, de sens.
Au moment où 50% des jeunes de 18 à 25 ans manifestent l’envie de créer leur entreprise ou leur activité (baromètre ViaVoice – avril 2015), l’urgence impose de construire une nouvelle manière de travailler, qui permettrait de ne plus lier les individus de manière définitive à un employeur exclusif, tout en étant compatible avec les besoins de consommateurs toujours plus connectés et exigeants.
Les outils et dispositifs adaptés existent heureusement, qu’il s’agisse du coworking, de l’auto-entrepreneuriat, du portage salarial ou de la formation à la demande, mais attendent désespérément que notre personnel politique prenne enfin conscience de leur existence et de leur formidable potentiel.
Encore faudrait-il que l’envie de préparer pleinement l’Hexagone aux grands défis du 21e siècle l’emporte durablement sur les postures politiciennes !
Plutôt que de stigmatiser une génération soi-disant précarisée par l’économie collaborative et sa cohorte de plateformes digitales, reconnaissons au contraire la formidable capacité des nouvelles formes d’emploi à lutter durablement contre le chômage et l’exclusion sociale.
À l’heure où l’échec des emplois aidés est manifeste et reconnu par tous, y compris la Cour des comptes, rêver d’indépendance, d’ascenseur social et de la liberté d’organiser son activité n’a rien d’indécent, notamment chez les plus jeunes d’entre nous.
Le travail à la demande est une opportunité exceptionnelle qui épouse les ambitions d’un nombre sans croissant d’actifs en France et dans le Monde : laissons les travailler plutôt que de chercher à vainement les entraver.