Pierre Bordage est né en 1955, il est l'un des plus célèbres auteurs français de science-fiction, notamment grâce à sa trilogie Les Guerriers du Silence. Auteur d'une quarantaine d'ouvrages, il a reçu au fil de sa carrière de nombreux prix littéraires comme le grand prix de l'Imaginaire en 1993 ou le grand prix Paul-Féval de littérature populaire en 2000.
Maddyness. L’art - et la littérature, plus spécifiquement - semble avoir une place prépondérante dans l’imaginaire collectif sur ce que sera le monde demain, que pensez-vous de ce rôle ?
Pierre Bordage. Ce rôle est secondaire, à mon avis, dans le sens où les auteurs n’ont pas toujours la volonté de prendre cette place dans l’imaginaire collectif, mais il est induit dans l’acte d’écrire dans un univers de SF.
"Je ne me considère pas comme un devin ou un futurologue, mais comme un homme qui se sert de l’imaginaire pour étudier l’humanité dans ce qu’elle est maintenant et risque de devenir demain"
En tant qu’auteur, mon souci premier est de raconter une histoire, de voyager en compagnie de personnages, d’émerveiller ou d’étonner le lecteur, mais la projection dans l’imaginaire, dans l’espace-temps engendre presque systématiquement une réflexion sur les courants qui traversent notre présent et sont le socle de notre futur. Nous parlons donc d’un futur basé sur notre présent sans savoir quel virage prendra le futur. Je ne me considère pas comme un devin ou un futurologue, mais comme un homme qui se sert de l’imaginaire pour étudier l’humanité dans ce qu’elle est maintenant et risque de devenir demain. C’et un futur possible, pas probable. C’est pourquoi un ouvrage de SF peut prendre sa place dans l’imaginaire collectif — ou pas, d’ailleurs, on n’en sait rien : il raconte les hommes de demain de façon détournée, métaphorique, pour mieux parler aux hommes d’aujourd’hui. L’histoire de demain, personne ne peut l’écrire : il suffit d’une énorme météorite pour changer radicalement la face de la terre et de ses habitants.
MDN. A quoi ressemblerons-nous (l’Homme) dans le futur?
P.B. À l’homme d’aujourd’hui, sans doute, de la même façon que nous ne sommes pas si éloignés que ça de nos ancêtres homo sapiens. J’espère seulement que l’homme du futur ne se résoudra pas à devenir post-humain, à renoncer à son humanité, car j’aurais l’impression que l’humanité ne serait pas allée au bout de son chemin, qu’elle ne serait pas vraiment devenue humaine. Je souhaiterais que l’homme du futur ait trouvé les clefs de sa propre réalisation, qui, à mon avis, ne passe ni par les biotechnologies (vieux rêve d’immortalité) ni par d’autres avancées scientifiques (cyborg), mais par le chemin de la compréhension de lui-même, de ses mécanismes profonds, de ses erreurs, de sa nature profonde, laquelle est — selon moi, attention, il ne s’agit pas d’un dogme ou d’une vérité révélée ! — d’essence spirituelle.
"J’espère que l’homme du futur ne se résoudra pas à devenir post-humain"
Je parle évidemment de la véritable spiritualité, celle qui conduit à la liberté intérieure, à la pensée neuve, à la compréhension globale de son monde. Mon travail va dans le sens de la relation purement subjective à la matière. Je ne crois pas à l’objectivité ni à la pensée matérialiste, mécaniste ou encore déterministe. À la pensée finie. Je me suis beaucoup intéressé à la pensée chamanisme, qui tisse des relations subjectives, expérimentales, avec l’environnement. Et si l’homme du futur redevenait un nomade, un enfant des cycles, et brisait la malédiction de la sédentarité, de la conquête, de la chronologie ?
MDN. Comment imaginez-vous le monde de demain ? Une terre oubliée, détruite (à l’instar des Guerriers du Silence) qui ne connait qu'une humanité extraterrestre ?
P.B. Je l’imagine de différentes façons, comme en témoignent mes romans apocalyptiques et post-apocalyptiques. Encore une fois, le futur n’est pas écrit. Mais, reparlant des notions développées un peu plus tôt, j’ai l’impression que l’univers n’existerait pas sans le regard conscient que l’homme lui porte. Sans doute les scientifiques vont-ils hurler, mais, lorsque je m’endors, l’univers cesse d’exister pour moi, ou plutôt, comme le disent les Upanishads, textes sacrés de l’hindouisme, je pénètre dans un autre univers, celui des rêves, où tout me parait également vrai.
"Le monde du futur peut prendre toutes les formes"
L’univers n’existe pas pour moi si je suis inconscient. Il n’existe que pour les gens conscients. C’est une définition possible de la Maya, l’illusion de l’hindouisme. Le monde serait une projection de l’esprit. Une notion qui peut faire sourire ou donner le vertige. Le monde du futur peut donc prendre toutes les formes, en dehors de tout déterminisme. On est là dans l’infiniment possible, ce qui est également une définition, modeste et peu rationnelle, de la physique quantique — mais la physique quantique est-elle rationnelle ?
MDN. Quelles sont les technologies qui vous impressionnent ?
P.B. Aucune. Elles m’inquiètent plutôt que je ne les admire, par exemple la biotechnologie, la plus puissante des sciences à mon avis, parce qu’il me semble qu’elles ont toutes pour effet d’éloigner l’homme de lui-même, de l’enfermer peu à peu dans un carcan. Ceux que j’admire, ce sont les scientifiques, les ascètes ou les mystiques qui sortent des sentiers battus et explorent en tout liberté les chemins que personne n’a encore défrichés, loin des modes ou des systèmes figés de pensées. Ce sont eux qui font progresser l’humanité.