"Ça sera dur. Nous allons devoir nous séparer de beaucoup de monde. Ceux qui restent devront retourner sur le terrain et tout reconstruire à zéro. Voilà ce qui nous attend. C’est dur, mais on va y arriver parce qu’on ne va rien lâcher”.

Ce jour là, tous les salariés de Popchef étaient réunis dans la grande salle de réunion, et nous pouvions, avec Briac, observer la peur et le questionnement dans les regards. Nous venions de leur annoncer un plan de retournement très agressif, risqué, et indispensable à notre survie.

Tant de chemin parcouru depuis les premières livraisons en vélib’ dans les rues du Sentier ! De trois nous étions passés à trente cinq, avec trois cent livreurs et des centaines de cuisiniers prestataires. De quelques plats par jour nous étions passés à près de 10 000 repas livrés par semaine. Plus d’un repas toutes les 5 secondes à l’heure du déjeuner.

Pourtant la rentabilité, que nous espérions caresser avec l’augmentation du volume, paraissait de moins en moins crédible. La concurrence de plus en plus forte, les levées de fonds de plus en plus mirobolantes, les coûts marketing de plus en plus élevés, et certains coûts fixes se révélant être parfaitement linéaires avec la croissance du chiffre d’affaire, la perspective de rentabilité se décalait sans cesse dans le temps. Face à ce questionnement légitime, un investisseur se retirait du tour de table et notre levée de fonds (5 M€) n’allait pas avoir lieu. Il nous restait trois mois de trésorerie, et toutes les options étaient épuisées.

Nous nous retrouvions donc, avec Briac, face à notre équipe et au discours le plus difficile que nous ayons eu à prononcer chez Popchef jusque-là. Notre plan consistait à pivoter l’activité en B2B, c’est à dire mettre un arrêt brutal et définitif à 90% du chiffre d’affaire pour se concentrer sur les 10% qui rapportaient la plus grosse marge : les plateaux repas livrés en entreprise. La livraison en entreprise présente deux avantages : un panier moyen très important et une récurrence forte. Deux sources de rentabilité incontestables.

Nous avions deux actifs que rien ne pouvait nous enlever : une technologie de pointe permettant de livrer des centaines de plats par minute sans aucune interaction humaine, mais aussi et surtout un noyau dur de salariés fidèles à notre vision et aux compétences exceptionnelles. Avec ces deux éléments, nous en étions certains, l’aventure pouvait connaitre une fin heureuse et il était de notre devoir vis-à-vis de notre équipe comme de nos actionnaires de tout faire pour rester debout, jusqu’au dernier centime sur le compte en banque.

Nous allions donc entamer le plan d’action le plus douloureux de notre carrière.

1 — Les larmes

La première étape était la plus difficile : se séparer de co-équipiers talentueux et humainement incroyables, recrutés dans le temps, avec patience et acharnement. Pour éviter la liquidation et la suppression de tous les emplois, il nous fallait passer de 35 à 12 collaborateurs en moins de quinze jours. Nous proposâmes un plan de départ volontaire, auquel une partie de l’équipe souscrit. Pour le reste, il fallut entamer un plan de licenciement pour motif économique. Tout fut mis en place pour aider nos salariés à retrouver un emploi, et 21 sur les 23 le trouvèrent dans les 30 jours suivant leur départ. Certains restèrent bénévolement quelques semaines de plus afin d’assurer une transition, sachant bien que nous ne pourrions pas les payer pour ce service rendu. C’est dans les moments difficiles que se révèlent les loyautés. Toute l’équipe était émue. Les photos du dernier séminaire étaient encore accrochées sur le mur, témoins nostalgiques d’une époque révolue. Chaque objet était le rappel d’un souvenir, d’un combat gagné, d’une amitié. Nos bureaux étaient vides, il y régnait une ambiance de cimetière. Il nous fallait prendre l’air. Nous partîmes en Normandie à douze pour respirer.

2 — La rationalisation

Nous le savions : Briac et moi n’avions pas le droit au doute. Il fallait rester forts, stables, et gérer le retournement d’une main ferme, sans quoi tout serait perdu. Le lendemain de l’annonce serait le premier jour du retournement : création d’un board Trello, écriture du plan d’action, exécution.

Step 1 : changer de lieu physique : Nous rentrons de Normandie un jeudi soir. Vendredi matin, nous faisons tous les cartons pour emménager dans notre nouveau bureau : Morning Coworking, dont le très généreux fondateur Clément Alteresco, sensible à notre histoire, nous fait une belle réduction pour les premiers mois. Toutes les vieilles photos d’équipe partent à la poubelle.

Step 2 : cost-cutting : ouverture du compte en banque, et analyse de chaque ligne sur les trois derniers mois. Pour chaque ligne, deux questions seulement : est-ce une dépense récurrente et est-elle indispensable à la survie de Popchef ? Si non, nous coupons l’abonnement. Si oui, nous re-négocions les conditions. Nous divisons par le 4 le coût des abonnements aux logiciels SaaS en quelques jours. Nous supprimons le café Nespresso pour repasser au filtre. Finis les hamacs, poufs et autres salles de sieste, les team-lunch, les relations presse, les séminaires, terminés les luxe des freelance, chacun doit re-devenir couteau suisse. Une tire-lire virtuelle est créée, et chaque salarié cherche les quelques euros supplémentaires que nous pouvons économiser. Nos serveurs sont allégés et les frais divisés par trois. Nous re-négocions les prix avec nos fournisseurs à hauteur de quelques centimes parfois.

Le cash-burn structurel est divisé par 3 en quelques semaines. Mais ça n’est pas suffisant.

Nous fermons huit points relais (hubs depuis lesquels partent nos commandes) pour n’en garder que deux, ce qui nous pousse à repenser tout notre modèle logistique. Charles-Henri, notre COO, fait un travail extra-ordinaire. Briac et moi passons au SMIC, et les augmentations sont gelées puis compensées par un nouveau plan de BSPCE (actions pour les salariés). Le cash-burn diminue encore un peu, mais toujours pas assez.

Step 3 : financement : lors d’une réduction d’effectifs, l’entreprise doit prévoir de payer les salaires pendant trois mois supplémentaires. Il s’est donc avéré très vite que, malgré nos efforts, nous ne pourrions pas rendre Popchef rentable sans qu’un investisseur ne prenne de risque. Il nous fallait ce qu’on appelle un “chevalier blanc”, c’est à dire un investisseur miraculeux qui accepte de rentrer sur un tour extrêmement risqué, à des conditions rémunérant ce risque. Cet investisseur nous l’avions, et il s’est tout de suite mobilisé de façon exemplaire. Gilles était plus qu’un investisseur, c’était un mentor pour Briac et moi. En portant le risque de notre pivot, c’est également devenu le sauveur de notre aventure. Encouragés par la confiance de Gilles, d’autres actionnaires se mobilisèrent : Jaïna Capital, quelques business angels remirent de l’argent. Nous levions suffisamment pour tenir 8 mois avec un cash-burn structurellement beaucoup plus bas. Nous étions sauvés pour l’instant, mais condamnés à prouver que le pivot fonctionnerait, et très vite.

3 — La reconstruction

Nous voilà dans ne nouveaux bureaux, trois fois moins nombreux, mais fraîchement financés et déterminés à revenir dans l’arène. Nos actionnaires nous ont fait confiance, nous ne pouvons pas les décevoir, et cela nous motive à tout donner. Une épée de Damoclès nous pend sur la tête, et nous souhaitons lui répondre avec le bouclier de la rentabilité. Celle-ci, nous le savons, ne passera désormais que par la croissance du chiffre d’affaire. Et celui-ci ne viendra pas seul.

Les douze mousquetaires deviennent du jour au lendemain douze commerciaux. Nous nous mettons à appeler toutes les entreprises que nous pouvons, en commençant par nos anciens clients, puis nos amis, et finalement en tappant “siège social” sur google maps. Le directeur des opérations, la VP food, l’équipe marketing, com’, même les développeurs… chacun devient commercial terrain, et lutte pour récupérer quelques pourcentages de croissance dans un nouveau marché que nous ne connaissons pas encore parfaitement. Tous les mercredi nous transformons cela en jeu : chacun réserve sa journée, et nous nous retrouvons dans une grande pièce, divisés en deux équipes. Chaque équipe doit passer le maximum d’appels, et tout rendez-vous pris donne un point à son équipe. L’équipe avec le moins de points paye une tournée à l’autre équipe. Chaque nouveau client est vénéré, observé avec attention, et chouchouté comme le sauveur.

Parallèlement, nous redoublons d’énergie pour créer un produit exceptionnel : le seul service de plateaux-repas capable de livrer à la dernière minute des produits chauds. Nous réalisons que cela nous confère un avantage concurrentiel énorme que nous n’avions pas en B2C. Tous les jours, nous réunissons les douze pour faire un point sur chaque client, chaque livraison, et analyser comment nous pouvons faire mieux dès le lendemain. Nos clients n’en reviennent pas, il n’avaient jamais vu ça : un service qui répond en moins de 5 minutes aux appels et aux emails, avec des plats délicieux livrés à la demande. Ils aiment la marque, le contact humain, la qualité des produits. Ils reviennent une deuxième fois, puis une troisième… ils en parlent autour d’eux. Puis il se passe quelque chose d’extra-ordinaire : la croissance.

4 — Le come-back

Les nouvelles marges sont bonnes, la récurrence est saine, et la croissance est au rendez-vous. Pour la première fois depuis plusieurs mois, nous croyons que nous pouvons à nouveau créer une pépite de la foodtech. Il est temps de quitter notre stratégie défensive de redressement et de re-devenir agressif, innovant, profondément disrupteur.

Nous recrutons à nouveau, pour la première fois depuis la restructuration. Une équipe commerciale se forme autour de Sofiane, un vendeur hors pair et self-made que nous parvenons à convaincre. L’équipe est baignée dans nos valeurs : celles de la persévérance et de la faim. La journée des sales devient une institution et des badges sont créées. En dessous de 7 nouveaux clients dans le mois vous avez le badge Pingouin, puis le badge Orque, suivi de Loup Blanc, Requin et finalement Ours Polaire, badge doré et prestigieux. Le thème de la banquise s’impose, à l’image de la traversée du désert dont nous revenons tout juste. Un désert qui a eu, pendant 12 mois, le goût de l’oubli après une courte gloire.

De 12 nous passons à plus de 20, et notre cash-burn diminue malgré le recrutement. Popchef est revenu de sa traversée antarctique avec quelques gelures, des cicatrices de guerre, une barbe peut-être encore un peu mal taillée, mais avec un regard dur et serein qui ne trompe pas : celui de la détermination et de la sagesse.

Conclusion

Nous avons survécu à une coupe de 2/3 de nos effectifs et de 90% de notre chiffre d’affaire grâce à un travail d’équipe remarquable, à une fidélité actionnariale extra-ordinaire, mais aussi et surtout grâce à notre culture d’entreprise. Il est difficile de décrire les sentiments de fidélité et de solidarité qui règnent depuis 12 mois dans les bureaux de Popchef. Cette culture nous l’avons crée en recrutant les meilleurs talents du marché, et en les responsabilisant, en leur faisant confiance (vacances illimitées…), et en partageant tout avec eux.

Aujourd’hui nous pouvons à nouveau nous permettre de viser haut et de rêver grand. Popchef a pour vision de devenir le leader européen de la livraison de repas en entreprises, ce qui passera par la conquête du plateau repas mais aussi d’autres verticales.

La lutte n’est pas terminée : nous sommes à nouveau visibles, et ceux qui riaient à nous voir pivoter se mettent à nous imiter. Popchef n’est pas encore rentable, et ne le sera probablement pas avant 2019. Mais une chose semble certaine : plus rien ne sera jamais aussi difficile que ce qui est derrière nous.

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